Vous devez subir une intervention chirurgicale et vous êtes persuadés que le tout se déroulera dans un silence de cathédrale? Détrompez-vous! Les chirurgiens sont nombreux à écouter de la musique pendant qu'ils vous opèrent. Pour mieux comprendre le phénomène, La Presse s'est rendue dans le bloc opératoire de l'hôpital Saint-Luc, en compagnie du Dr Paul Perrotte.

Ce ne sont pas uniquement les chirurgiens plastiques de la série télé Nip/Tuck qui écoutent de la musique tout en maniant le bistouri... Depuis ses débuts au CHUM, il y a 15 ans, le Dr Paul Perrotte, uro-oncologue, met de la musique pendant qu'il opère.

«À la fin de ma formation médicale, j'ai fait ma résidence à Houston et c'est là que j'ai commencé à écouter de la musique pendant mes opérations», raconte-t-il en déposant son haut-parleur sans fil sur une table. Autour de lui s'affairent une anesthésiste, une inhalothérapeute, une perfusionniste, un médecin résident et deux infirmières.

Loin de le déconcentrer, la musique joue un rôle extrêmement important dans le déroulement de ses interventions. «D'abord ça bloque le bruit ambiant du bloc opératoire, nous dit le Dr Perrotte, et puis ça me permet de me concentrer sur ce que j'ai à faire, parce qu'il y a quand même toujours de 5 à 10 personnes dans la salle. Quand tout le monde se met à parler, ça peut être déconcentrant...»

Évidemment, le volume de la musique ne masque jamais ni le bruit des appareils ni la communication entre les membres du personnel médical. Le Dr Perrotte, qui apprécie le rock musclé, opte pour une liste de musique plus soft en puisant dans le répertoire des années 80: The Eagles, David Bowie, REO Speedwagon, Pat Benatar, Robert Palmer...

Ce surspécialiste de 51 ans, amateur de vélo, va plus loin: d'après lui, non seulement la musique détend l'atmosphère de sa salle d'opération, mais elle «rythme» carrément ses chirurgies.

Le jour où La Presse l'a rencontré, le Dr Perrotte se préparait à une délicate intervention: une néphrectomie partielle sur un rein unique. «L'essentiel de l'intervention se fera dans un court laps de temps où le flot sanguin vers le rein sera coupé, prévient-il. Si on rate notre coup, c'est la dialyse à vie. Durant certains moments critiques comme ceux-là, ça se peut qu'on arrête la musique, mais c'est assez rare.»

Une pratique acceptée

Le CHUM n'a pas de politique écrite sur l'écoute de la musique dans les blocs opératoires, indique sa porte-parole Lucie Dufresne. «C'est une décision d'équipe, affirme-t-elle, qui dépend de chaque cas. C'est laissé à la discrétion du chirurgien, mais oui, il s'agit d'une pratique régulière au CHUM.»

Cela dit, de nombreux chirurgiens préfèrent travailler sans musique. C'est le cas du Dr Stéphane Elkouri, chirurgien vasculaire à l'Hôtel-Dieu.

«C'est vrai que j'ai été formé par des médecins qui exigeaient parfois un silence complet, dit-il. Dans les chirurgies vasculaires, on doit souvent agir rapidement, sans quoi il peut y avoir des conséquences. Dans ces moments-là, moi, la musique ne me détend pas.» Même constat dans les salles de trauma, où la musique est rarissime.

Urgentologue de l'Institut de cardiologie de Montréal, le Dr Alain Vadeboncoeur confirme: «Non, il n'y a pas de musique dans les salles de "choc".» Par contre, dans les salles d'opération, il constate lui aussi la tendance croissante des chirurgiens à écouter de la musique pendant qu'ils opèrent «dans des environnements contrôlés».

«Quand j'étais résident à Notre-Dame, certains médecins écoutaient CHOM FM à la radio. Je connais même un chirurgien aujourd'hui qui écoute les lignes ouvertes quand il opère!»

Mal vu il y a 15 ans

Même si la musique n'a jamais été interdite au CHUM, le Dr Perrotte affirme qu'il y a 15 ans, les administrateurs des blocs opératoires voyaient cette «fantaisie» d'un mauvais oeil. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, affirme-t-il. «Chacun a sa routine, j'ai un collègue qui n'écoute que de la musique d'orgue! Moi je ne pourrais pas, mais que voulez-vous, ça le détend...»

«Il faut dire qu'il y a 15 ans, si je voulais écouter une chanson de Metallica, il fallait se taper le disque au complet. Ça pouvait être rushant pour les autres, poursuit le Dr Perrotte. Aujourd'hui, avec les playlists, c'est sûr que c'est plus simple. On peut faire des choix musicaux qui vont plaire à tout le monde. J'ai 1000 chansons sur mon iPhone et je les fais jouer de façon aléatoire. Tout le monde trouve son compte.»

Dans quelles circonstances le chirurgien opère-t-il sans musique? «Il arrive que certains infirmiers ou infirmières travaillent avec moi pour la première fois, ils ne connaissent pas nécessairement la séquence des gestes à faire, donc je préfère éteindre la musique, dit-il. On s'ajuste toujours à la situation.»

Habituellement, il arrête aussi sa musique au moment de faire le décompte des instruments - au début et à la fin de l'opération. «C'est une étape importante, où on doit faire le compte de nos outils. À la fin, on veut s'assurer qu'ils sont tous bien rangés. La plupart du temps, juste avant que l'équipe ne procède à cette étape, j'arrête la musique.»

Patients éveillés

Les chirurgiens n'attendent pas nécessairement que leurs patients soient endormis pour faire jouer leur musique. Dans de nombreux cas, le patient est éveillé et participe parfois à la sélection de la musique. Certains blocs opératoires sont même munis de baladeurs qui contiennent déjà de la musique.

Les patients du Dr David Blanchette, chirurgien orthopédiste à l'Hôpital Maisonneuve-Rosemont et Santa Cabrini, en savent quelque chose. Ce spécialiste qui pratique des interventions chirurgicales depuis 14 ans a toujours écouté de la musique en travaillant. Il opère des genoux, des épaules, bref, tout ce qui touche aux articulations.

La plupart du temps, ses patients sont éveillés durant l'opération.

«Ça détend l'atmosphère, tout le monde est plus heureux», confie celui qui est aussi le chanteur du groupe Les Radicaux Libres.

Les six membres de son groupe de musique, qui jouent entre autres des pièces des White Stripes et de Louise Attaque, sont tous des médecins ou des chirurgiens. Chaque année, ils donnent au moins un spectacle au Lion d'Or. Parmi eux, le Dr Paul Buu, chirurgien généraliste à l'hôpital Pierre-Le Gardeur de Terrebonne, qui est claviériste au sein du groupe.

Ce mélomane amateur de métal ne s'empêche pas d'écouter des groupes comme Slipknot ou Metallica durant ses interventions. «L'hôpital est déjà un milieu froid et intimidant, c'est stressant pour les patients, dit-il. La musique peut être vraiment réconfortante. Je n'écoute pas uniquement du métal. Je me souviens d'une femme âgée qui voulait écouter Tony Bennett, on l'a fait!»

Un jour, il a dû opérer un adolescent de 16 ans pour une hernie abdominale. Le jeune homme qui portait un t-shirt de Slayer était peu loquace. Il a pris une chance en faisant jouer un disque du groupe brésilien Sepultura! Le garçon a souri pendant l'opération. «On l'a écouté pendant toute la durée de l'opération!», se rappelle le Dr Buu.

Bien sûr, il arrive que les Drs Buu et Blanchette sentent le besoin d'arrêter la musique ou de baisser le volume. «Lorsqu'il y a des complications ou s'il y a des informations vraiment importantes à communiquer avec un médecin résident, on l'arrête. On s'ajuste constamment, mais jamais la communication ne se trouve compromise», affirment-ils.

Combattre le stress

Les bienfaits de la musique ont fait l'objet de nombreuses études au cours des 20 dernières années. Le Dr Robert J. Zatorre est codirecteur du BRAMS, le Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son, et professeur à l'Institut neurologique de Montréal. Selon lui, l'écoute de la musique a un effet indéniable sur notre humeur. Mieux, la musique aurait un effet direct sur le taux de cortisol (l'hormone du stress) produit par notre organisme.

«La musique peut faire baisser le taux de cortisol comme elle peut l'augmenter, tout dépend de ce qu'on écoute, dit-il. Une pièce musicale peut augmenter le plaisir chez certaines personnes et provoquer de l'irritation chez d'autres. C'est très variable, même si globalement les sons consonants sont généralement plus apaisants [par rapport aux sons dissonants].»

Effets sur les chirurgiens?

Les études récentes s'intéressent notamment aux bienfaits de la musique du point de vue des patients. Qu'ils souffrent de douleurs chroniques, qu'ils soient en réhabilitation ou en convalescence, on tente de circonscrire les conditions gagnantes de l'écoute musicale. Mais se pourrait-il que les chirurgiens aussi bénéficient de l'effet positif de la musique quand ils opèrent?

«C'est très possible, répond le Dr Zatorre, mais nous n'avons jamais fait d'études pour le vérifier... Une chose est sûre, c'est qu'il ne faut pas que leur taux de cortisol soit trop bas, parce que s'ils sont trop détendus, cela peut avoir un effet d'endormissement. Pour être alertes, la musique qu'ils écoutent doit aussi avoir un effet excitant.»

Comment expliquer que certains chirurgiens disent être distraits par la musique et d'autres non?

«Il y a des études qui ont démontré que certaines personnes sont facilement distraites par la musique, détaille le Dr Zatorre. En fait, plus ils apprécient la musique, plus ils ont tendance à être distraits, parce que leur attention tend à être détournée par la musique. Tout dépend aussi des étapes d'une chirurgie. Il y a des moments plus critiques, où le chirurgien va peut-être préférer le silence à la musique.»

Cerveau, siège du plaisir

Le professeur Daniel J. Levitin, du département de psychologie de l'Université McGill, qui a notamment travaillé comme ingénieur de son et réalisateur de disques (Santana, The Grateful Dead), est l'un des spécialistes de la «neurochimie de la musique». Un phénomène qu'il a expliqué de long en large dans ses livres This Is Your Brain On Music ou encore The World in Six Songs.

«Le cerveau comprend une sorte de siège du plaisir, qui s'active lorsqu'on gagne beaucoup d'argent, par exemple, qu'on prend de la cocaïne ou qu'on atteint un orgasme, explique-t-il. On le savait depuis des années, mais j'ai découvert avec mon collègue Vinod Menon de la Faculté de médecine que cette partie du cerveau réagit aussi à la musique agréable.»

Dans une étude publiée en 2013 dans la revue Trends in Cognitive Science, le professeur Levitin et la Dre Mona Lisa Chandra ont établi que la musique avait un effet bénéfique sur «le système immunitaire, le stress, l'humeur et même les interactions sociales». Des patients qui ont écouté de la musique avant d'être opérés avaient un niveau de stress moins élevé que ceux à qui on avait donné un tranquillisant comme du Valium.