À l'heure où bien des gens sont au chaud sous leur couverture, endormis, d'autres s'activent au gym. Ils poussent de la fonte, font du vélo et courent sur les tapis roulants. Mais qui donc s'entraîne de nuit et pourquoi? La semaine dernière, notre journaliste a passé une nuit dans un centre de conditionnement physique de la Rive-Sud.

23h30. Il fait nuit depuis quelques heures déjà. Des dizaines de voitures sont garées devant le Club ProForm. À travers les grandes fenêtres, on distingue des clients qui courent sur les tapis roulants. D'autres moulinent sur des vélos stationnaires ou lèvent des poids face aux miroirs. Près d'une quarantaine de clients s'activent.

À l'heure où les propriétaires de bungalows du quartier tombent dans les bras de Morphée, le gymnase baigne dans une ambiance feutrée, intime. On entend ici et là des poids tomber au sol, des clients parler. Sans plus. Rien à voir avec le brouhaha de l'heure de pointe, vers 18h, alors que 500 clients s'activent ici en même temps.

Les salles de cours d'aérobie sont désertes. À l'intérieur de la garderie, tout est rangé. Les jouets sont alignés le long des fenêtres. Les toutous, sur l'armoire, semblent attendre de reprendre vie entre les mains des petits. À côté, les cabinets de massothérapie et de bronzage sont déserts, toutes lumières éteintes. Les bureaux d'entraîneurs aussi. Le bar santé est fermé.

Au comptoir, Steeve Jodry reçoit la clientèle dès 22h. Il est gérant de nuit et responsable de l'entretien ménager. Quand il n'est pas occupé à nettoyer les vestiaires, vider les poubelles ou passer l'aspirateur, il veille à ce que tout se passe bien pour les clients. Il leur prodigue à l'occasion des conseils d'entraînement et, surtout, il leur offre sa bonne oreille. Depuis sept ans maintenant.

«La frénésie de la journée passée, les gens sont calmes, plus enclins aux confidences», dit-il. Ils lui parlent comme à un ami. «Je pourrais écrire une brique avec toutes ces histoires. Parfois, ça m'empêche de dormir parce que je repense à tout ça. Je tisse des liens spéciaux, c'est ma petite gang.»

23h45. Kim Bertrand, 19 ans, est une habituée. Esthéticienne dans une pharmacie, elle vient de terminer sa séance d'entraînement. Elle s'exerce de 22h à minuit, cinq fois par semaine. Elle participe à des compétitions de fitness. «J'ai pris l'habitude de venir tard le soir, ça m'aide à dormir. Et puis, la clientèle est plus sérieuse. Vers 18h, les gens parlent fort. Ils ont besoin de lâcher leur fou après le travail, ils font du social. Ça me déconcentre.»

Ici, les clients de nuit - entre 23h et 5h - comptent pour 5% des 5000 membres. Ils sont ambulanciers ou agents immobiliers, ouvriers ou employés de bureau, cadres ou étudiants. Les couche-tard et les lève-tôt se côtoient à l'occasion. Ils se présentent en deux vagues distinctes: de 23h à 1h et de 4h à 6h. Le premier groupe est constitué de jeunes oiseaux de nuit, la vingtaine à peine entamée, tandis que la vague matinale est composée de clients plus âgés. Ils travaillent tôt, à Montréal. Ils traversent les ponts, prennent le train.

Minuit. Marc-André Lauzier, 27 ans, pédale, la sueur perlant sur son front. «Je serais incapable de me lever le matin pour m'entraîner, surtout l'hiver quand il fait froid.» Il travaille dans un entrepôt jusqu'à 23h. Il est au gym de 23h30 à 1h. «Ça fait 10 ans que je fais ça, cinq jours par semaine. C'est à peu près toujours le même monde. On devient des partenaires d'entraînement, on s'entraide.»

Âgée de 25 ans, Mélanie aussi préfère l'entraînement de nuit. Mère de deux enfants de 6 et 4 ans, elle travaille dans un bar. Son horaire est irrégulier. «Pendant que tout le monde dort à la maison, maman se garde en forme», lance-t-elle. Même lorsqu'elle quitte le boulot vers 3h, elle fait un détour au gym. «C'est pratique, je suis de retour à temps pour lever les enfants. Je dors quand ils sont à la garderie et à l'école.»

Dans la salle réservée aux femmes, tout au fond de l'établissement, Mélanie et sa soeur Danielle, 19 ans, discutent en faisant des exercices de musculation. Elles y sont seules. «On peut jaser sans se presser. On a du temps et de l'espace», disent-elles.

Du haut de la mezzanine, on réalise l'ampleur des lieux révélée par l'absence de clients. Le jour, la foule donne une fausse impression d'exiguïté. Des abonnés n'hésitent pas à étirer la journée -et gruger dans leur sommeil! - pour éviter cette cohue. «Le jour, ça ressemble plus à une parade. La nuit, l'ambiance est plus relax et moins «m'as-tu-vu» «, dit Vincent, 20 ans, travailleur agricole.

0h20. Un petit groupe d'adolescents franchit le tourniquet à l'entrée. Au total, on compte une quinzaine de clients. «Jusqu'à 4h, les filles sont très rares», dit Steeve Jodry. Parmi les femmes -que l'on compte sur les doigts d'une main - il y a Jénika Théorêt, 21 ans. Elle fait des fentes dans la salle réservée au spinning. Elle a étudié en technique policière et doit reprendre un cours de conditionnement physique qu'elle a échoué.

Agente de sécurité à l'UQAM, elle a dû travailler tard ce soir en raison des manifestations étudiantes. «J'ai ma journée dans le corps, j'ai mangé il y a longtemps et je manque d'énergie. La nuit, je trouve la course à pied particulièrement pénible.» Pourquoi l'entraînement de nuit? «Je suis une couche-tard. Je ne me couche jamais avant 3h. Je serais incapable de mettre le réveil-matin pour m'entraîner.»

Son copain, Roger Thauvette, 21 ans, l'accompagne. Il travaille à la Ville de Montréal et étudie à l'Université Concordia. De jour. «Je suis toujours en forme, peu importe l'heure, même en carence de sommeil. L'avantage de s'entraîner le soir? Je trouve que j'ai plus d'énergie et que je n'ai pas à courir pour les machines.»

2h30. Les derniers oiseaux de nuit s'en vont. L'employée qui lave les miroirs n'est pas fâchée. «Quand il y a beaucoup de monde, comme ce soir, je travaille en double. Je lave, ils bariolent, je relave», dit-elle, exaspérée. Le gymnase est maintenant vide. En l'absence de clients, l'éclairage aux néons et la musique projetée à tue-tête par les haut-parleurs nous semblent particulièrement agressants. L'air est frais.

Dehors, la vie est au ralenti. Des poids lourds passent, quelques voitures. Puis, rien. Les enseignes lumineuses des commerces sont éteintes. Les clients se présentent au compte-gouttes. Un par-ci, un par-là. «Certains souffrent d'insomnie, ils ont des chicanes de couple ou sont nerveux avant un nouvel emploi. Toutes les raisons sont bonnes pour se défouler au petit matin», dit le gérant.

À l'heure où les bars ferment, il arrive que certains abonnés éméchés se présentent à l'accueil. Ils peinent à tenir sur leurs jambes, certains sont même agressifs. Ils sont rapidement invités à quitter les lieux. «Une fois, un gars s'est endormi en faisant des redressements assis sur un tapis. Il sentait la boisson, j'ai dû le réveiller.» À l'occasion, des petites querelles éclatent. Des engueulades. Rien de majeur. «Les clients sont civilisés la nuit.» On a déjà pincé un exhibitionniste qui rôdait à l'extérieur, vers 22h. «C'est le seul incident. La police fait des rondes fréquentes.»

3h20. Un premier client matinal se pointe, dans sa bulle. Henri Boucher, 63 ans, suit sans tarder. Il s'entraîne à 3h30, il se lève à... 2h! «Quand je commence ma journée de travail, à 6h, je suis bien réveillé. Après le travail, j'ai tout mon temps.» Il est superviseur de maintenance dans une entreprise de l'arrondissement de LaSalle. Pour arriver à tenir le coup, il se couche vers 19h30. «C'est ma routine depuis que j'ai 50 ans.»

Daniel Lacroix, 51 ans, est aussi un lève-tôt. Il s'entraîne vers 3h45, trois jours semaine. Il travaille à 5h30. «Je fume deux paquets de cigarettes par jour. Le matin, j'ai plus de souffle, mes poumons ne sont pas trop encrassés. Quand je rentre à la job, je suis plein d'énergie.»

4h10. Lisa, 49 ans, franchit le tourniquet, les yeux à demi clos, tandis que Steeve passe l'aspirateur. «C'est difficile de sortir du lit, mais je préfère m'entraîner le matin. Le soir, je suis trop fatiguée et je n'aime pas les foules», dit-elle. Elle prend le train en direction du centre-ville à 8h15. À ce moment, le brouhaha du gym aura repris. Les premiers oiseaux de nuit, eux, seront assoupis...