Qu'on le veuille ou non, les réseaux sociaux influencent notre comportement, et l'univers du mannequinat n'y échappe pas. Si les plateformes qu'offrent Instagram et Facebook permettent entre autres à la diversité de faire tranquillement sa place dans l'industrie, elles donnent aussi l'impression que le succès est à portée de main et créent une certaine confusion. Regard sur une profession en mutation, où le rêve prend souvent le pas sur la réalité.

MANNEQUIN OU INFLUENCEUR?

L'émergence des réseaux sociaux a chamboulé les façons de faire de l'industrie du mannequinat et influence nombre de jeunes qui rêvent de faire leur place au soleil. Mais entre le travail peu ou pas rémunéré et la compétition féroce alimentée par le nombre d'abonnés et de «j'aime», la réalité n'est pas aussi glamour qu'un filtre Instagram.

Maycie-Ann St-Louis est une mannequin freelance - c'est-à-dire non représentée par une agence. Le jeune femme de 22 ans a bien tenté d'en trouver une, mais s'est heurtée, pour le moment, à des refus. Elle a tout de même réussi à obtenir de petits contrats avec des marques et des designers.

Celle pour qui le rêve ultime serait de «faire la couverture du Vogue» ne baisse pas les bras pour autant et tente de faire sa marque en utilisant les réseaux sociaux, Instagram - sa «carte d'affaires» - au premier plan. Elle y partage ses selfies et photos, souvent issus de «créatifs», un terme utilisé lorsque des artistes (photographes, mannequins, maquilleurs) souvent novices se rassemblent, sans être rémunérés, afin de garnir leur portfolio.

Cette année, elle a participé, pour la quatrième fois, au casting sauvage - donc, ouvert à tous - du Festival Mode & Design (FMD). Comme chaque année, elle a été sélectionnée pour y participer. Et, comme chaque année, elle l'a fait bénévolement, puisque les mannequins non professionnels sélectionnés par un jury sont proposés sans frais aux designers participants. «C'est fou, car, au bout du compte, on fait le même travail que les mannequins en agence qui, eux, sont payés pour défiler», remarque celle qui étudie la danse à Concordia et qui, donc, sait marcher sur la passerelle.

Chantal Durivage, cofondatrice du FMD, précise: si elle reconnaît que certains mannequins débutants peuvent l'utiliser pour se tailler une place dans le milieu, le casting sauvage a été créé d'abord et avant tout dans un principe de «démocratisation du festival».

«On s'est toujours fait un point d'honneur de payer les mannequins pros, c'est notre poste budgétaire le plus gros. Avec le casting sauvage, on offre au public la possibilité de vivre une expérience. C'est une façon d'encourager l'expression identitaire, d'offrir une diversité splendide sur le podium. C'est important pour nous d'être représentatifs, d'autant plus que les designers de la relève ont besoin de cette collaboration.»

C'est le cas de Markantoine Lynch-Boisvert, un jeune designer qui raconte faire souvent appel aux castings sauvages - comme celui de Fashion Preview, qui s'est déroulé la semaine dernière en vue de la prochaine édition au début octobre - ou encore aux réseaux sociaux pour trouver ses modèles.

«J'ai de la difficulté à payer pour les tissus de mes collections... Je n'ai pas de budget et on ne reçoit aucune aide gouvernementale. J'essaie de créer des échanges le plus possible, de faire des créatifs. J'ai de la chance, beaucoup de gens m'écrivent sur Instagram pour faire des shootings photo ou alors je lance des appels sur les réseaux sociaux lorsque je recherche des mannequins pour mes campagnes ou des défilés.»

Carburer au rêve

Selon Marie-Josée Trempe, présidente de l'agence montréalaise Specs, le milieu a changé depuis une dizaine d'années, et ce n'est pas toujours en mieux. Elle ne compte plus les demandes - de designers, de photographes, de magazines - pour que ses mannequins travaillent en «échange» de visibilité ou de vêtements, parfois gratuitement dans des créatifs dont la photo se retrouve ensuite mystérieusement vendue et publiée, et pour laquelle le mannequin n'est jamais rémunéré.

«Ce qu'on envoie comme message comme industrie de la mode au Québec actuellement, c'est qu'on est une industrie gratuite!»

«Tout le monde a l'impression qu'il peut devenir mannequin, c'est le "free for all". L'expression est juste parce que tout est free, free, free», poursuit-elle.

Un commentaire qui résonne particulièrement auprès de Samuel Trépanier, un mannequin montréalais de 30 ans qui connaît une carrière florissante à l'étranger - il est notamment le visage de la marque européenne Olymp. Il vient aussi de signer un prestigieux contrat (encore secret) pour une campagne beauté avec une grande société internationale, après plus de cinq ans de démarches, de rencontres et d'auditions en compagnie de son agent, Vincent Francis, de The-Project.

Pour lui, la popularité instantanée grâce aux réseaux sociaux n'est qu'une illusion. «Les gens ne comprennent pas comment ça marche, devenir mannequin. On me demande: "Comment as-tu fait pour trouver cette job-là ?" D'abord, ce n'est pas moi qui la trouve, c'est mon agence mère ici, en collaboration avec les huit autres agences qui me représentent à l'étranger.»

Cela dit, il se retrouve parfois en concurrence avec des influenceurs pour obtenir des contrats. D'où la décision - d'affaires - de se consacrer sérieusement à son compte Instagram, qui regroupe près de 25 000 abonnés, et où il fait partager des moments «dans les coulisses», mais aussi des pans de sa vie personnelle, lui qui est aussi un champion et passionné de motocross.

«Personnellement, je suis plutôt anti-réseaux sociaux, mais je n'ai pas le choix d'y participer de façon accrue, pour le travail. Mais j'ai décidé de le faire en y mettant un peu de mon coeur et de mon âme, et en montrant la vérité. Je ne vis pas dans un monde surréel où c'est beau tous les jours!»

LA LENTE CONQUÊTE DE LA DIVERSITÉ

Ce n'est pas d'hier que des voix s'élèvent pour réclamer plus de diversité sur les passerelles et dans les magazines. Propulsée par les réseaux sociaux, l'idée fait de plus en plus son chemin, alors que des mannequins taille plus comme Ashley Graham ou la Québécoise Justine Legault font les couvertures de magazines et mènent de lucratives campagnes avec des marques internationales.

Julia Lamarque est un mannequin de 25 ans dit «in between». Elle n'est pas une taille plus, mais ne correspond pas non plus au modèle «traditionnel» du mannequin filiforme qui porte du 0; du haut de ses 1,72 m, elle porte du 36 ou du 38. La Française, installée à Montréal depuis cinq ans, connaît un très beau succès et vit à temps plein du mannequinat depuis l'an dernier.

Elle est la preuve que de plus en plus de clients, particulièrement en Amérique du Nord, cherchent à engager des mannequins qui représentent un modèle auquel les femmes peuvent s'identifier. 

«Présentement, c'est un bon moment pour les filles plus régulières en matière de taille. Je n'aurais probablement pas le même succès si j'avais été maigre.»

Une réalité qui n'est pas la même partout sur la planète, et qu'elle a expérimentée assez brutalement à Paris, durant l'été, où elle se rendait visiter une agence qui venait de l'engager, mais sans l'avoir vue en chair et en os. Et ce, malgré son contrat - aujourd'hui révoqué -, qui stipulait noir sur blanc qu'on ne pouvait essayer de la faire maigrir.

Après s'être fait dire qu'elle devait perdre 6 cm de hanches - soit près de 4 tailles -, Julia exprime ses doutes quant à la possibilité d'effectuer un si gros changement tout en ne mettant pas sa santé en péril. La réponse qu'elle reçoit laisse incrédule: «Si, si, c'est possible ! Regarde dans les émissions où des gens vont sur des îles désertes, ils s'affament et ils réussissent à être maigres, eux. [...] Ce n'est pas de notre faute, c'est la faute du marché.»

En près de 30 ans de carrière à la tête de l'agence montréalaise Scoop, son agente, Sylvie Beaulac, dit n'avoir jamais vécu de situation du genre, elle qui prône depuis toujours la diversité corporelle.

«C'est inexplicable, cette histoire-là. Cela dit, c'est monnaie courante à Paris, on y encourage encore la maigreur. J'ai reçu beaucoup de témoignages de parents français depuis que Julia a partagé son histoire», relate celle qui dit malgré tout connaître de plus en plus de succès avec ses «filles».

Une génération qui chamboule les codes

Ce changement de cap, on le doit beaucoup aux milléniaux, une génération qui exige diversité et authenticité - et qui ne se gêne pas pour l'exprimer haut et fort sur les réseaux sociaux. Pour leur plaire, les entreprises ne peuvent faire autrement que de changer leurs façons de faire.

Au-delà de la diversité corporelle, la diversité ethnique, mais aussi d'âge et de genre, se voit de plus en plus. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'oeil au défilé de Savage x Fenty by Rihanna, à New York, la semaine dernière. Femme enceinte, taille plus, ethnies diverses, la célèbre chanteuse a rassemblé sur la passerelle des mannequins aux profils plus hétéroclites et variés que jamais.

À la tête de sa propre agence, Dulcedo, depuis 10 ans, Karim S. Leduc, qui affirme que son agence a été la première du Canada à lancer une division Taille plus, en 2013, est un observateur privilégié des mouvances qui animent l'industrie.

«Ce que l'industrie tend à rechercher de plus en plus, ce sont des gens avec des histoires puissantes et particulières, des gens avec des handicaps, des maladies même. Ça va au-delà de l'apparence, un peu comme ce qui est arrivé avec Zombie Boy [NDLR : Dulcedo représentait le jeune homme, mort en août dernier]. C'est une évolution assez récente, qui date de deux ou trois ans», constate celui qui lancera sous peu une nouvelle division où seront rassemblés tous les profils plus éclectiques et hors normes.

Parmi eux, une jeune drag queen de 9 ans, Nemis, connue sous le nom de Queen Lactacia sur Instagram, que Dulcedo vient d'ajouter à son écurie. «C'est très controversé et ça fait beaucoup jaser, constate-t-il. Nous avons aussi deux trans dans l'agence. C'est une tangente en pleine croissance.»

Rencontrée au Festival Mode & Design (FMD) en août, Emma* est une transgenre de 21 ans qui tente de se tailler une place dans le milieu de la mode, sa passion. Grâce au casting sauvage, auquel elle participait pour la première fois, elle a été sélectionnée pour défiler durant le festival.

Si elle a obtenu quelques contrats - dont une campagne contre la transphobie - , elle n'a pas encore réussi à se faire représenter par une agence. «Oui, il y a quelques femmes transgenres qui travaillent dans l'industrie, mais ce n'est pas encore très accepté. Mais je me fais contacter par des designers, des photographes qui veulent travailler avec moi. C'est donc une question de trouver une agence qui va bien me représenter», croit celle qui compte plus de 10 000 abonnés sur son compte Instagram, son principal outil de promotion.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La mannequin "freelance" Maycie-Ann St-Louis défile au Festival Mode & Design.

UNE INDUSTRIE EN MUTATION

Mannequins, agents, designers... Des acteurs du milieu de la mode montréalaise donnent leur avis sur l'industrie du mannequinat et l'influence qu'y exercent les médias sociaux et le web.

«J'ai passé beaucoup de temps à New York ces dernières années, mais j'ai décidé de concentrer davantage mes efforts sur Los Angeles. À New York, le marché est complètement saturé, il y a trop de monde, trop de clients. Si tu n'as pas 10 000 abonnés sur Instagram, les clients ne te regardent même pas, même si tu as sept ou huit ans d'expérience!». - Gabriel Gendreau, mannequin, représenté par l'agence Dulcedo.

«Les agences sont une valeur sûre pour du travail de qualité professionnelle. Mais pour sortir des sentiers battus et trouver des visages qui correspondent à ta vision, cela peut être intéressant de passer par des castings sauvages ou les réseaux sociaux. C'est sûr que d'engager des mannequins sans agence peut être une façon d'économiser de l'argent pour les entreprises. Cela dit, tout le monde mérite d'être rémunéré pour un travail». - Isaac Larose, designer, Larose Paris.

«Le phénomène d'utiliser des personnalités sportives ou du milieu du divertissement existe depuis la nuit des temps et les influenceurs grugent cette part de marché. Cela dit, qu'elle ait 1 ou 10 millions d'abonnés, une mannequin traditionnelle a toujours sa place, car les designers auront toujours besoin d'afficher leurs vêtements. Mais si une marque a le choix entre deux mannequins de même niveau, il se peut que les réseaux sociaux influencent leur choix.» - Karim S. Leduc, fondateur et PDG de Dulcedo Management.

«Je crois que tout vient à point à qui sait attendre. Je vais continuer à faire ce que j'aime, que je sois payée ou pas. Il y a des projets créatifs dont je veux faire partie, car c'est de la publicité gratuite. C'est arrivé à chaque mannequin qui débute. Ce que tu veux, c'est que ton visage soit exposé, soit reconnu.» - Emma*, mannequin transgenre à son compte.

«Pour l'instant, la mode n'a pas de structure comme les artistes avec l'Union des artistes, où tous les comédiens qui obtiennent un rôle, même ceux qui ne sont pas représentés par une agence, ont obligatoirement un cachet. Certaines agences tentent de créer le consensus, mais chacune a des intérêts différents. Il faudrait peut-être amorcer une discussion.» - Chantal Durivage, Groupe Sensation Mode.

«Le marché est en train de s'adapter. Oui, une petite marque peut prendre des photos correctes avec des influenceuses. C'est facile de prendre un selfie avec un filtre, et toujours le même angle. Mais quand tu photographies 75 kits par jour en e-commerce, tu n'as pas le choix d'avoir un mannequin professionnel, qui est capable de bouger. Et les clients se rendent de plus en plus compte qu'il y a une valeur à ça.» - Vincent Francis, agence artistique The-Project.

«Avant, on se promouvait avec notre book. Maintenant les clients ne veulent plus regarder ton book, ils veulent voir combien tu as d'abonnés afin de savoir si cela va leur apporter de la clientèle si tu mets une image sur les réseaux sociaux.» - Samuel Trépanier, mannequin, représenté par The-Project.

«Certains sont prêts à tout pour avoir de la visibilité, on leur vend du rêve. Il faut revoir certaines pratiques, adopter un code de déontologie; la gratuité ne devrait pas exister. Pourquoi ce serait acceptable, parce que ce sont de jeunes et jolies personnes?» - Marie-Josée Trempe, présidente, Agence Specs.

«En ce moment, on voit beaucoup le phénomène de l'influenceur, et les marques ont souvent tendance à les approcher, car ils ont une plateforme énorme pour promouvoir des produits à une clientèle cible. Instagram a créé une bonne plateforme pour les affaires et les réseautages pour le monde de la mode, ça ne fait aucun doute.» - Julien Pineault, ex-mannequin et fondateur de l'agence montréalaise Another Species.

«Quand je fais un créatif et que je ne suis pas payée, cela ne me dérange pas, car on ne sait jamais où ma photo va finir et quelles portes cela va m'ouvrir. Mais, en même temps, si les mannequins freelance continuent à prendre des jobs sans être payés, ça risque de devenir une norme.» - Maycie-Ann St-Louis, mannequin à son compte.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

En coulisse du Festival Mode & Design, qui avait lieu en août sur la Place des festivals. Sur la photo: Elodie Cliche prend la pose, maquillée, avant de défiler.

*À sa demande, un nom fictif a été utilisé pour identifier la mannequin transgenre Emma.