Le Montréalais Dov Charney, l'homme derrière le succès planétaire qu'a été American Apparel, a perdu le contrôle de son entreprise il y a quatre ans. Déterminé à rebâtir sur les cendres de son empire, il est de retour avec Los Angeles Apparel. La Presse a visité son usine dans la métropole californienne.

«J'ai tout perdu»

Entrepreneur célébré pour son audace et son modèle d'affaires, personnalité extrême et controversée qui a souvent fait la manchette, Dov Charney a été évincé de sa propre entreprise, American Apparel, en 2014. En entrevue avec La Presse, il revient sur cette saga, sur son héritage montréalais et sur la création de sa nouvelle entreprise, Los Angeles Apparel.

En reportage sur la côte ouest américaine l'automne dernier, nous avions rendez-vous avec Dov Charney afin de visiter ses locaux. Après avoir échoué à trois reprises à racheter l'entreprise qu'il a fondée - qui a fini par faire faillite et par tomber entre les mains de Gildan Activewear, une entreprise montréalaise qui continue à fabriquer et à vendre des produits American Apparel en ligne -, il s'est résolu à renaître sous un nouveau nom.

Cependant, le jour de l'entrevue, son assistant, Sam, a tout annulé. La raison: la publication d'un long article dans The Guardian coiffé d'un titre citant Charney: «Sleeping with people you work with is unavoidable» (traduction libre: «Coucher avec des collègues de travail est inévitable»).

Rien pour redorer l'image de l'homme qui, bien qu'il n'ait jamais été reconnu coupable, fait depuis plusieurs années l'objet d'allégations de harcèlement ou d'inconduite sexuels. Charney a été au centre de récits peu glorieux, dont celui où une journaliste du magazine Jane relatait les séances de masturbation de l'homme devant elle, en 2004.

En insistant, nous avons réussi à convaincre Sam de nous faire visiter l'usine (voir onglet suivant), mais Dov Charney a refusé de nous accorder une entrevue. Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'il a finalement accepté de nous parler au téléphone.

«American Apparel a été volée»

Dov Charney revient de loin. Celui qui a été considéré comme une figure emblématique de la mode et un entrepreneur à succès a «tout perdu», affirme-t-il, lorsque le conseil d'administration d'American Apparel l'a expulsé de l'entreprise, en 2014.

«American Apparel a été volée aux actionnaires - dont moi - , volée à la communauté, à ses employés. Les médias ont été manipulés par l'argent, des millions qu'American Apparel a dépensés en relations publiques. Un jour, peut-être, ma vraie histoire sera racontée», espère celui qui a intenté maintes poursuites, notamment pour congédiement illégal et diffamation. Une saga judiciaire qui s'étalera probablement sur des années, estime-t-il.

American Apparel à son apogée, c'était: 237 boutiques dans 20 pays employant 10 000 personnes.

«Quand elle m'a viré, la compagnie n'a jamais dit que c'était pour du harcèlement sexuel. Elle a dit que mon comportement était inapproprié, que j'avais fait preuve d'inconduite financière. Pourtant, dans les 10 dernières années d'American Apparel, j'ai vendu pour 5 milliards de dollars américains!», affirme l'entrepreneur, ajoutant qu'il a gagné toutes les causes qui se sont rendues devant un juge et que celles qui ont été réglées en arbitrage l'ont majoritairement été par les assureurs de l'entreprise, sans son accord.

S'il dit que Netflix et HBO ont démontré de l'intérêt afin de documenter son histoire, il préfère pour l'instant concentrer ses énergies sur sa nouvelle entreprise, «poursuivre son histoire». Avec Los Angeles Apparel, il espère connaître un jour le même succès. «C'est juste le début. Je l'ai fait avant, j'ai 49 ans, et j'ai la capacité de le faire une deuxième fois, peut-être encore mieux.»

Que ferait-il de différent, justement, si c'était à recommencer? «Mon erreur a été de faire trop confiance à certaines personnes. J'ai été exploité! Je suis un artiste, une personne créative. American Apparel a été détruite par des intérêts corrompus de Wall Street qui m'ont fait perdre le contrôle de l'entreprise», estime l'homme qui n'a pas mis les pieds dans sa maison depuis un an et qui vit littéralement à son usine, dormant sur un petit matelas dans son bureau. «L'usine, c'est ma vie.»

Montréalais d'abord

Même s'il vit aux États-Unis depuis des années, Charney insiste à plusieurs reprises lors de notre entrevue, où se mélangent le français et l'anglais, sur l'influence qu'a eue Montréal sur lui.

«Je suis un produit de Montréal. Je suis montréalais avait d'être américain, avant d'être canadien. Vous savez, parmi les choses bien qui viennent de Montréal, il y a les bagels, la viande fumée, la poutine... Ce sont des produits uniques, qui sont basiques mais raffinés à la fois. C'est ce que j'essaie de faire avec mes t-shirts : créer une bonne poutine!», explique-t-il, ajoutant qu'il aimerait ouvrir sa toute première boutique de Los Angeles Apparel à Montréal, dans un des passages souterrains qui mènent au métro.

Si American Apparel offrait des t-shirts aux matières légères et des vêtements près du corps - dont certaines pièces, on pense aux jeans skinny à taille haute et aux leggings, sont devenues emblématiques -, Los Angeles Apparel continue de s'inspirer d'un style prisé par les jeunes, qui a depuis évolué.

Coupes amples, dad jeans, tissus plus épais, morceaux unisexes, le style normcore inspiré des années 90 se retrouve dans les vêtements vendus sur le site de Los Angeles Apparel. Les léotards et autres bodies sexy ne sont toutefois jamais bien loin.

Selon le créateur, ces vêtements relèvent davantage de la slow que de la fast fashion et se réclament d'influences du passé, témoins d'une époque où la durabilité était encore prisée. Parmi celles-ci, il nomme les jeans Levi's 501, mais aussi des entreprises canadiennes comme Au Coton et Cotton Ginny.

Mettre à mal les conventions

Charney en a long à dire sur le modèle sur lequel est bâtie l'industrie de la mode: 

«L'industrie des vêtements, les grandes compagnies sont financées par une main-d'oeuvre mal payée. C'est un modèle pourri, inefficace.»

Fidèle à la philosophie de Dov Charney, Los Angeles Apparel mise donc sur une production locale, une main-d'oeuvre bien payée, l'automatisation, la technologie, l'intégration verticale, un marketing fort et la vente directe au consommateur. «Je le fais non seulement parce que ce sont mes valeurs, mais parce que c'est plus efficace. On veut payer les travailleurs un bon salaire, mais aussi que le consommateur ait un bon prix.»

Pour ébranler les colonnes du temple, ajoute-t-il, il faut des artistes, des «personnalités extrêmes», comme lui. «Comment faire de l'argent, des profits? Avec de la créativité, des idées, de l'efficacité, avec de l'art. Il faut protéger le pouvoir créatif», juge-t-il.

«Mon but dans la vie, c'est de me battre contre le conventionnalisme.» Ce qu'il a fait, notamment, avec ses publicités qui lui ont valu autant d'éloges - puisqu'il proposait une image non retouchée, spontanée, de mannequins non professionnels - que de critiques - pour les jeunes filles légèrement vêtues aux poses suggestives qui étaient mises de l'avant. 

«Le scandale, c'est normal. La photographie, l'image, c'est un pouvoir que nous avons. C'est garanti que les gens vont adorer, et c'est aussi garanti que les gens seront offensés!»

Mais cette personnalité «extrême» qui est la sienne ne serait-elle pas responsable de sa chute? Charney, qui se décrit comme un «libertarien» - en affaires comme dans sa vie personnelle -, estime plutôt que certains médias, à la recherche de clics et de la ligne sensationnaliste, ont permis la circulation d'histoires fausses et non fondées à son sujet.

«Je n'ai jamais harcelé sexuellement personne, réitère-t-il. Je dirais même plus, je suis contre toute forme de harcèlement, je ne peux pas le tolérer, le pardonner, j'ai une tolérance zéro. Je ne dis pas qu'on ne peut pas avoir de relations personnelles au travail, mais elles doivent être désirées des deux côtés. Ce que je supporte, par contre, c'est la liberté d'expression.»

Photo Mario Anzuoni, archives REUTERS

En 2009, Dov Charney prend la parole devant une foule qui manifeste pour les droits des immigrants.