Une affaire de filles, le tricot ? De moins en moins. Les hommes adeptes des travaux d'aiguille se font désormais plus visibles dans les boutiques de laine, les forums et les tutoriels en ligne pour tricoteurs. Des magazines en papier glacé, des balados et même des retraites pour hommes tricoteurs ont d'ailleurs fait leur apparition ces dernières années.

« Je dis toujours que je crée des noeuds pour éviter les noeuds dans ma tête. Tricoter me permet de me concentrer sur quelque chose d'autre que mes soucis », explique Matthew Rippeyoung, psychologue et tricoteur d'Ottawa, qui consacre une vaste portion de son temps libre à confectionner chapeaux ou écharpes pour ses deux fistons et son partenaire de vie.

Ayant été initié au tricot à 10 ans, Matthew est retourné à la laine après la naissance de son fils aîné. Un élan nourri par des considérations esthétiques de même qu'un désir de dénouer des tensions familiales.

« La grand-mère de mes fils nous offrait des choses tricotées, qui n'étaient pas nécessairement à mon goût. De plus, ma relation avec ma belle-mère, pourtant excellente avant l'arrivée des enfants, est devenue difficile à un moment où elle a développé une attitude contrôlante quant à l'éducation de mes fils. Je lui ai donc demandé de m'enseigner le tricot, pour lui donner une opportunité de me dire quoi faire ! Cela a vraiment changé notre relation pour le mieux, si bien que chaque fois qu'elle nous visitait, nous faisions un peu de tricot ensemble. Avant de mourir, ma belle-mère m'a même demandé de terminer son dernier projet... », évoque Matthew Rippeyoung, en entrevue téléphonique.

Matthew a tout récemment raconté cette touchante histoire de laine et de réconciliation dans les pages du magazine Rib, une publication torontoise consacrée aux « hommes qui tricotent et à ceux qui tricotent pour les hommes ».

Dans la foulée de leur découverte du tricot, il y a deux ans, Eric Lutz et son conjoint québécois ont eu l'idée de fonder cette publication qui paraît deux fois l'an, pour combler un manque de contenu de qualité destiné aux hommes qui tricotent. « C'est une niche à l'intérieur d'une niche ! », concède cet éditeur torontois qui a lancé Rib à pareille date l'année dernière.

« Il est vrai que traditionnellement, le tricot est perçu comme un artisanat féminin qui n'a pas encore gagné le marché des hommes », reconnaît Eric Lutz, que La Presse + a joint par Skype.

« Comprendre le tricot, c'est aussi toucher des notions d'ingénierie, de construction et de méditation, des disciplines qui intéressent aussi les hommes. »

Avec Rib, celui-ci espère rejoindre des adeptes du tricot masculins, une catégorie sous-représentée sur Ravelry et Pinterest, des sites populaires dans la communauté du tricot.

Cela prend-il une dose de courage pour s'afficher tricoteur au grand jour, dans un monde où 99 % des blogues et sites consacrés à cet artisanat sont destinés aux femmes ? Absolument, croit Eric Lutz. « Il faut de la confiance en soi pour passer par-dessus la perception que c'est un travail féminin. Mais cela ne m'affecte aucunement : que l'on soit homme ou femme, tricoter, c'est travailler avec ses mains une matière naturelle. »

LES AIGUILLES CONTRE L'HOMOPHOBIE

Ginette Verdone, propriétaire de L'Effiloché, confirme que la clientèle masculine de sa boutique de matériaux textiles se montre souvent plus attirée par les défis techniques du tricot que ne l'est son homologue féminin. Mme Verdone, que nous avons rencontrée dans sa boutique de la Plaza Saint-Hubert, évalue à 20 % la proportion masculine de sa clientèle. « Le tricot est quand même une technique associée à des techniques pratiquées par les hommes, comme la pêche », réfléchit Ginette Verdone.

Comment les hommes qui tricotent négocient-ils leur rapport à la masculinité ? C'est la question qu'a posée la chercheuse Ann Morneau pour la réalisation d'une thèse de maîtrise faite en 2014 à l'Université Carleton.

Ann Morneau a été curieuse de creuser le sujet, après être tombée sur un article qui prétendait que le tricot masculin était « le nouveau yoga ». La chercheuse en études féministes et de genre est allée à la rencontre de tricoteurs gais, hétéros ou trans, en se rendant notamment dans des retraites « pour hommes seulement » sur les côtes ouest et est des États-Unis.

« Plusieurs de ceux que j'ai interviewés ont appris le tricot enfants, avec leurs grands-mères. D'autres me disaient qu'ils s'étaient mis au tricot après avoir perdu leur emploi, pour apprendre quelque chose de nouveau. Leurs motivations, en fait, étaient très variées. L'aspect calmant était aussi un facteur important, de même que le fait de trouver quelque chose à faire devant la télé, qui donne le sentiment d'être productif », énonce Ann Morneau.

Tisseur de communautés, le tricot est aussi un agent de liaison qui fait tomber les préjugés et les peurs, a observé Ann Morneau. Elle rapporte, par exemple, l'histoire d'un père qui, pour le mariage de sa fille, lui a tricoté un châle bleu pour son « quelque chose de bleu ». Ann Morneau souligne que chez les hétéros, minoritaires dans les retraites de tricot auxquelles elle a assisté, un changement d'attitude était clairement perceptible.

« En partageant avec des hommes gais une activité associée au genre féminin, plusieurs hommes ont vécu un changement de perception dans leurs repères. »

« Du coup, la masculinité n'était plus synonyme d'hétérosexualité. Dans le cas d'un des hommes que j'ai interviewés, c'était la première fois qu'il côtoyait un homme trans », témoigne Ann Morneau qui, trois ans après avoir déposé son mémoire de maîtrise, considère que le tricot au masculin pourrait en effet être bel et bien le nouveau yoga.

Fort du soutien des 8000 auditeurs de son balado Sticks + Twines, Eric Lutz croit lui aussi que son passe-temps préféré a de l'avenir dans la sphère masculine. « Cela aide à se centrer, à rester calme et à se concentrer. C'est une vraie méditation ! »

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Rib est une publication torontoise consacrée aux « hommes qui tricotent et à ceux qui tricotent pour les hommes ».