Pourquoi acheter québécois? Pour des «raisons éthiques», «pour encourager l'économie locale et le talent d'ici», «pour le côté unique des créations de chez nous»... L'industrie de la mode québécoise ne manque pas d'arguments. Perdue dans une marée de «fast fashion», elle cherche pourtant son consommateur. Où est la faille?

Peu de vitrines

Les étudiants sortent par centaines des écoles de mode chaque année, mais se lancent dans un marché qui ne trouve pas preneur. «La culture du luxe n'est pas ancrée dans les mentalités québécoises, observe la designer Elisa C-Rossow, formée en haute couture à Paris. Pour sensibiliser la clientèle, il faut pouvoir lui expliquer ce qui fait un vêtement de qualité: son tissu, la finition, la coupe.» Or, les plateformes de diffusion sont rares.

«Si je vous donne 10 000 $ pour acheter du designer québécois, il y a de fortes chances que vous ne sachiez pas où aller», avance Jocelyn Bellemare, professeur à l'École supérieure de mode de l'ESG UQAM. L'industrie gagnerait, selon lui, à regrouper ses créateurs afin que le public puisse trouver, au même endroit, des créations d'ici.

Les magasins Simons présentent certains designers québécois. Le Cabinet éphémère, qui regroupe 30 designers québécois, s'est installé pour un an au Centre Rockland. Il faut faciliter ce genre de contact entre le créateur et le consommateur, pense également la directrice générale du Conseil des créateurs de mode du Québec, Linda Tremblay. «Les créateurs travaillent souvent seuls et n'ont pas les moyens de se promouvoir. [...] Ça prend des ressources pour se rendre jusqu'au consommateur et démocratiser la mode», souligne-t-elle.

Un marché de niche

Produire localement coûte plus cher. Dans un marché saturé par les grandes chaînes internationales qui vendent des vêtements tendance à des prix avantageux, les créateurs d'ici partent perdants. «Le client doit prendre en considération qu'il y a un prix à payer pour être écoresponsable. C'est la même chose avec les vêtements qu'avec les fruits et légumes locaux ou bios», souligne Christine Harding, directrice technique du Centre de recherche et d'innovation en habillement Vestechpro.

Un designer québécois cible généralement un réseau de 200 boutiques pour l'ensemble du Canada. Sa clientèle est celle qui a les moyens de payer plus cher pour obtenir des pièces de qualité ou qui est prête à économiser pour consommer moins, mais mieux. Le marché est très petit, fait-elle remarquer. Ce contexte, auquel s'ajoutent une main-d'oeuvre et des matières premières rares, fait en sorte que la compétition est forte au sein même de l'industrie. On joue du coude, ce qui favorise le travail en silos.

Une main-d'oeuvre rare

Un créateur qui produit en petites quantités n'a d'autre option que de faire produire ses créations localement. Or, trouver une main-d'oeuvre de qualité à un prix raisonnable est un défi. Une couturière gagne entre 12 et 13 $ de l'heure à Montréal, soit 10 fois plus cher qu'en Asie. 

La ville a été pendant des années un centre névralgique pour le vêtement. La production s'est depuis tournée vers l'Asie. Le savoir-faire est encore présent, mais vieillissant à Montréal, racontent les intervenants de l'industrie. «Tout le monde va à l'école de mode pour être un Karl Lagerfeld, mais il n'y en a qu'un. Il faudrait qu'on puisse développer d'autres corps de métier, et pas seulement ceux de la création», estime Elisa C-Rossow.

Selon Linda Tremblay, valoriser le produit passe par la mise en valeur des métiers de la production: «il faut se donner les moyens de transférer les connaissances».

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Des matières premières coûteuses

«La plupart des textiles disponibles à Montréal sont importés parce qu'il ne reste plus assez de tricoteurs ou de tisseurs pour en produire localement», révèle la directrice technique de Vestechpro. L'une des difficultés rencontrées par les créateurs est de trouver en ville des tissus originaux, alors que les fournisseurs sont rares. Personne ne veut sortir une collection avec les mêmes motifs que son compétiteur!

Certains s'en sortent avec des collections intemporelles, en travaillant uniquement le noir et le blanc, par exemple. Les autres n'ont souvent pas le choix que de s'approvisionner à l'étranger. Ils doivent alors être capables de négocier de courts métrages. À cela s'ajoute le coût de l'importation.

Un manque de ressources

Le designer ne peut se contenter de créer. Il doit aussi assurer la fabrication, la mise en marché et la distribution de ses produits, avant même d'avoir vendu une seule pièce. À deux ou quatre collections par année, le cycle revient rapidement.

Un jeune entrepreneur doit avoir le couteau entre les dents. Ceux qui commencent sont vite dépassés par les évènements, constate Jocelyn Bellemare. «C'est extrêmement exigeant. Souvent, ça va leur prendre plusieurs années pour être capables d'installer une chaîne de valeur stable», reconnaît le professeur en mode. 

Ceux qui s'en sortent

Les créateurs qui arrivent à tirer leur épingle du jeu ont développé une niche précise et ont réussi à optimiser leurs processus de production et de vente. C'est le cas d'un M0851, d'une Marie Saint Pierre, d'un Philippe Dubuc ou d'un Atelier B, par exemple, qui ont rejoint leur clientèle avec des produits de qualité, des styles intemporels et uniques, des coupes qui avantagent les silhouettes et un ADN auquel le client adhère par attachement ou parce qu'il y trouve son identité vestimentaire.

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