Depuis quelques années, le tatouage connaît une véritable explosion : ici comme ailleurs, il gagne des adeptes de tous âges et classes sociales, des femmes autant que des hommes, qui utilisent leur corps comme canevas pour afficher les créations d'un milieu qui se raffine. Notre journaliste Isabelle Morin s'est penchée sur ce phénomène en voie de massification.

Quand on a la piqûre

Le tatouage a quitté depuis belle lurette les milieux de bagnards et de marginaux. Les porteurs d'encre d'aujourd'hui se multiplient au sein d'une population dans la «norme», et affichent sans gêne leurs corps dessinés. Signe du temps?Au Canada, 22% de la population porte un tatouage, 11% en ayant plus d'un, révèle un sondage réalisé en 2012 par Ipsos Reid. Chez nos cousins français, 1 personne sur 10 est tatouée selon la firme IFOP. Et le phénomène ne semble pas vouloir s'éteindre de sitôt.

Affiché par des vedettes comme Angelina Jolie, Rihanna, Coeur de pirate et nombre d'humoristes, poussé plus loin par des émissions de téléréalité et par les médias sociaux qui lui offrent une vitrine de choix, le tatouage se démocratise et perd ainsi une partie de son caractère transgressif. La grande majorité des Québécois (90%) le considèrent aujourd'hui comme étant commun et fréquent, selon un sondage Léger Marketing réalisé en 2013.

«Les clients viennent de tous les milieux, même que majoritairement ils ont une bonne job», observe Zema, ancienne graphiste devenue tatoueuse, qui explique la chose par le fait que se faire tatouer est relativement coûteux. Il faut s'attendre à débourser un minimum de 1000$ pour une «manche», évalue-t-elle. Le prix variera en fonction du nombre de couleurs et de la quantité de détails.

«Avoir un tatouage sur l'avant-bras, ce n'est plus un "big deal"», fait remarquer Olivier Francoeur, cofondateur du blogue Québectatooshops.com où il expose ses coups de coeur parmi les tatoueurs de la province. Les jeunes seraient d'ailleurs de plus en plus nombreux à choisir une partie visible de leur corps comme les bras, le cou, les mains et la tête pour se faire tatouer, ce qui aurait auparavant relevé du suicide social.

Les photos de Rick Genest - alias Zombie Boy - , dont le corps est entièrement tatoué, incluant son visage, ont fait le tour du monde. Érigé au statut de vedette après avoir été recruté par Lady Gaga, puis Dermablend et le cinéma, le Montréalais prenait place au musée Grévin en 2013, par l'entremise de son clone de cire.

REBELLE DANS LA PEAU

Marquer son corps ne date pas d'hier. On en trouve la trace dans différentes cultures qui ont utilisé le tatouage dans le cadre de rites initiatiques. Repris par les communautés marginalisées et les durs à cuire à travers les siècles, il a longtemps servi de pied de nez aux codes de la société conventionnelle.

«Les gens non tatoués nous envient souvent. Ça impressionne !, observe le tatoueur Éric De L'Étoile. Être tatoué, ça montre qu'on ne se retient pas pour "fitter" dans un moule: on a une audace, une envie de liberté et un refus des conventions.»

L'anticonformisme serait-il en voie de devenir la norme?

Le «paraître rebelle» est l'une des tendances les plus fortes depuis les années 80, selon Mariette Julien, spécialiste de l'image corporelle et professeure à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM. «On veut vivre de nouvelles expériences, être dans le moment présent, ne pas prendre de responsabilités, dire tout ce qu'on pense. Tout le monde veut avoir l'air insoumis!» Dans une société où il vaut mieux faire partie des gagnants qui s'assument et qui osent, le tatouage projette une image forte.

PHOTO FOURNIE PAR TATOUAGE ROYAL

Tatouage réalisé par tatouse Zema 

Longtemps réservé aux hommes, il s'affiche de nos jours chez un nombre plus grand de femmes (23 %) que d'hommes (19 %) aux États-Unis (sondage Harris Interactive, 2012). « C'est un peu comme si on ouvrait les portes des tavernes ! Le tatouage s'inscrit dans un mouvement de libération. D'ailleurs, les femmes fraîchement divorcées se font souvent faire un tatouage, pour montrer qu'elles reprennent possession de leur corps », ajoute Mme Julien.

À l'ère de la représentation, du paraître, du divertissement et de la surenchère du sexe, le tatouage s'inscrirait aussi comme une forme d'autoérotisation et de contrôle du corps. Ce n'est plus le corps de l'autre qui nous intéresse, mais le nôtre. Et on le transformera toute une vie pour tenter d'atteindre celui qu'on idéalise.

TOUS UNIQUES, ENSEMBLE

Le tatouage vient marquer le moment où on s'est confronté à soi-même dans le but de dire qui on est au plus profond de soi. Une empreinte permanente dans un monde d'immédiateté. Car un tatouage dure toujours, à moins de se soumettre à un long processus pour en effacer la trace.

On peut faire un lien avec une certaine perte du sacré dans nos sociétés et la volonté de recréer des rites, selon la sociologue Élise Müller, auteure d'Une anthropologie du tatouage contemporain. « Beaucoup de tatoués m'ont dit avoir besoin de passer par la douleur, qui exige un engagement et un courage, et par le caractère définitif du tatouage pour ritualiser un passage. »

Les motivations pour le faire varieront d'un individu à l'autre, mais il s'en dégage certaines grandes lignes : on le fait pour souligner une étape de vie, heureuse ou malheureuse, souvent lorsqu'on a l'impression d'avoir rebondi. On se fait aussi tatouer pour exprimer des valeurs et une spiritualité, pour appartenir à un groupe, pour afficher ses origines. On l'utilise encore comme prétexte pour entrer en communication avec l'autre.

L'étendue des sujets exploités demeure assez vaste. Mais chose certaine, une fois qu'on y a goûté, il serait dur, dur de s'arrêter...

LA SPIRALE DES INITIÉS

Tout en se faisant tatouer la cheville, Julie Collerette, une coloriste de 36 ans, nous confie avoir déjà pris rendez-vous pour son prochain tatouage, tout en réprimant quelques grimaces de douleur ! Le tatouage est addictif, avouent les personnes qui sont passées par là.

Le tatoueur Luka Lajoie explique le phénomène : « Du moment que tu te fais faire un tatouage, tu es foutu ! Tu vas en vouloir 100 ! Il y a un beau "thrill" à tout ça. Tu dois penser à ton idée, tu es stressé de faire des faux pas, puis vient l'expérience : ça vient te jouer dans les tripes ! Après, tu es content de l'avoir fait et tu reçois de l'attention. Sauf qu'au bout d'un moment, tu ne le vois plus... Là, tu vois une image que tu trouves cool et tu te dis que tu pourrais te la faire tatouer. Et ça recommence ! »

« Un trip d'adrénaline, résume Mylène Lambert, 33 ans, une autre amatrice. Tu te dis qu'il y a toujours un morceau de peau à tatouer ! [...] Un peu comme un journal, ça finit par raconter ta vie ! »

D'ici quelques décennies, on ne devra manifestement pas s'étonner de voir une génération de tatoués entrer dans le troisième âge. Ce phénomène sera-t-il le reflet d'une époque ?

«Peut-être bien. Éventuellement, l'originalité sera peut-être de ne pas se faire tatouer! Mais le tatouage a vécu des "up" et des "down" et il est toujours là», réfléchit Éric de L'Étoile qui, comme la sociologue Élise Müller, a du mal à imaginer que le phénomène puisse un jour faiblir.

Certains sont sceptiques : « Quand il y a une contagion sociale par rapport à une esthétique, on peut parler d'une mode, signale Mariette Julien. Pour la personne qui se fait tatouer, c'est difficile toutefois de se l'avouer, parce qu'il y a tout de même une histoire derrière un tatouage, une volonté de dire quelque chose. Mais comme c'est le cas pour toutes les modes, la génération qui pousse trouve toujours l'esthétique de la génération précédente anti-aphrodisiaque!»

Luka Lajoie y songe d'ailleurs tous les jours, lui qui a mis cinq ans à se faire tatouer alors qu'il était déjà tatoueur. «Des émissions de tatouage, il n'y en aura pas éternellement. Selon la logique, c'est tellement "high", que ça peut juste se stabiliser ou redescendre tranquillement. Mais dans mon coeur, jamais!»

Un art sorti des ruelles

La popularité du tatouage a encouragé l'arrivée de plusieurs studios de type « fast food », mais la compétition a aussi fait naître des artistes qui jouissent d'une reconnaissance de plus en plus grande sur la scène internationale.

Les clients, mieux informés, ont des exigences grandissantes. Plusieurs tatoués se considèrent aujourd'hui comme des collectionneurs d'oeuvres d'art et leur corps en est le musée.

C'est le cas pour Tim Weiners, dont la peau du dos a été tatouée par l'artiste belge Wim Delvoye en 2006. À sa mort, il sera dépecé et sa peau sera tannée, pour que l'oeuvre soit remise à celui qui a déboursé 150 000 euros pour en être le propriétaire. Entre-temps, Weiners passe de longues heures assis sur son socle dans les musées et les galeries, pour exposer aux visiteurs l'oeuvre dont est orné son corps.

Il s'agit évidemment d'un cas isolé, les collectionneurs de tatouage le faisant sur une base personnelle. Passionnés de dessins corporels, ceux qui le peuvent n'hésiteront pas à se déplacer dans une autre ville, voire un autre pays, pour se faire tatouer par un artiste dont ils apprécient le style.

LES STARS DU MILIEU

«Ces derniers 10 ans, il y a vraiment une émergence de nouveaux courants artistiques. Ce ne sont plus que des tatoueurs qui tatouent, mais des artistes», estime la tatoueuse Hilary Jane Peterson.

PHOTO FOURNIE PAR L'ARTISTE

Sur le dos de Tim Weiners, l'oeuvre du tatoueur Wim Delvoye, Tim, tatouée en 2006. 

PHOTO FOURNIE PAR TATOUAGE ROYAL

La tatoueuse Hilary Jane Peterson, du studio Tatouage Royal, de Montréal. 

Les conventions de tatouages qui se déroulent un peu partout dans le monde, et que fréquentent certains aficionados, sont autant d'occasions de voir les meilleurs à l'oeuvre et d'en porter une pièce. Parmi les grandes capitales : Londres, Paris, Milan.

Sans compter dans les ligues majeures, Montréal fait partie du circuit et héberge depuis 13 ans un événement couru, le Art Tattoo Show. La métropole compte plusieurs artistes réputés. On apprécierait également le fait qu'elle est ouverte et propice au développement du talent.

«On me mentionne souvent qu'il y a beaucoup de gens tatoués dans nos rues, observe Zema, graffiteuse et tatoueuse qui a participé à plusieurs congrès internationaux. Comme le graffiti, le tatouage est sorti des ruelles!»

LA TOUCHE QUI FAIT L'ARTISTE

Ici comme ailleurs, les tatoueurs de renom se font approcher en raison de leur style et les listes d'attente peuvent être longues : comptez six mois à plus de deux ans !

«C'est sûr que quand tu développes un style particulier, tu as une chance de te démarquer et d'attirer une clientèle précise. Ça augmente ta popularité et ta réputation», explique le spécialiste du portrait Luka Lajoie qui, comme tous les tatoueurs consultés, a le luxe de pouvoir refuser les projets qui ne correspondent pas à ses affinités artistiques.

Pour être qualifié d'artiste-tatoueur, il faudra évidemment avoir à la base un talent pour le dessin, une imagination pour créer une image à partir des envies du client et une technique impeccable. Ce métier se transmet encore de personne à personne, entre le mentor et l'apprenti, souvent par essais-erreurs, de manière artisanale.

Éric De L'Étoile, qui se concentre sur le style biomécanique, se réjouit de le pratiquer depuis 14 ans : « En tant que tatoueur, on a l'occasion de voir notre art porté sur quelqu'un pour la vie et de faire des heureux. C'est une grosse décision qu'on prend de nous faire confiance ! » Et c'est un privilège qu'il ne prend pas à la légère.

Calendrier des mordus



Art & Tattoo Show de Montréal: la 13e édition aura lieu les 11, 12 et 13 septembre au Palais des congrès

Art Tattoo Show de Québec: la 1re édition se tenait en mai dernier au Palais des congrès. À suivre en 2016.

Convention tatouage Saguenay: organisée dans la ville de Chicoutimi, elle en est à sa 2e édition et rassemble principalement des tatoueurs de la province.

Bike & Tattoo Show: l'événement qui se tient à Laval réunit depuis 17 ans les amoureux de tatouages et de moto.

Des erreurs fréquentes

Vous songez à vous faire tatouer? Voici quelques conseils afin de ne pas regretter votre décision.

Se faire tatouer sur un coup de tête 

Sans d'abord faire ses recherches, c'est-à-dire avoir magasiné son style et son tatoueur, et s'être posé les bonnes questions. « Quand il y a un vrai questionnement autour du fait de se faire tatouer, et qu'on révèle à travers lui une part de son identité profonde, les risques de regrets s'amenuisent », a constaté la sociologue Élise Müller dans le cadre des recherches menées pour sa thèse sur le tatouage.

Magasiner les bas prix

Il faut compter au moins 120$ de l'heure pour un tatoueur « capable d'assurer ». Si le vôtre demande 50$, c'est qu'il y a anguille sous roche. Il est sûrement plus sage d'économiser et d'attendre.

Se faire tatouer un motif à la mode 

Tout ce qui est à la mode finit par ne plus l'être. Les motifs qui sont populaires aujourd'hui risquent d'être datés dans quelques années.

Commencer en lion 

«Il faut avoir un tatouage sur soi pour comprendre ce qu'implique le fait d'être tatoué», souligne Zema qui refuse parfois des demandes pour un premier tatouage «drastique» sur des parties visibles. «Il y a un rite de passage, ajoute Hilary Jane Peterson, également tatoueuse. Il est préférable de commencer par un tatouage qui peut être dissimulé avant de passer à un endroit du corps qui est exposé aux regards.»

Ne pas s'informer sur le tatoueur

Le tatoueur doit être consciencieux, travailler dans des conditions sanitaires exemplaires et maîtriser son travail. Comme aucun règlement n'encadre la profession, il faudra malheureusement se fier à la réputation et à la bonne foi du tatoueur.

Un artiste digne de ce nom connaît les réactions de la peau, sait adapter ses couleurs aux différentes pigmentations, maîtrise l'application des encres et les dégradés, et fait des lignes bien droites. C'est un peu ce qui fait la différence entre un mauvais peintre ou un bon peintre ; le support est simplement différent.

PHOTO FOURNIE PAR TATOUAGE ROYAL

Tatouage réalisé par la tatoueuse Zema 

Pour un tatouage dont on ne veut plus

Bien sûr, il peut arriver qu'un tatouage ne plaise plus. Pas de panique, il existe aujourd'hui des manières de sauver les pots cassés ou encore de tout simplement faire disparaître le tout.

Le «cover up» ou «blast over»

Pratique répandue qui consiste à recouvrir un tatouage dont on ne veut plus, parfois après l'avoir au préalable pâli au laser.

Le laser

Il détruira les molécules d'encre contenues dans la peau pour la remettre à nue. Selon les types d'encres utilisés et leur profondeur, il faudra compter de 4 à 10 traitements pour les effacer complètement. La procédure est délicate et devra être exécutée par un connaisseur, le risque étant de brûler la peau.

Avant de vous lancer

Sachez qu'un tatouage se défraîchit. Plus rapidement s'il est en couleurs ou s'il a été mal exécuté. Il est fort probable que vous deviez lui donner un peu d'amour d'ici 20 ans.

PHOTO THINKSTOCK

Le «cover up» est une pratique qui consiste à recouvrir un tatouage dont on ne veut plus. 

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le laser détruit les molécules d'encre contenues dans la peau pour la remettre à nue. 

Culture tatouage

En ce qui concerne le choix des dessins et des motifs tatoués, tout un chacun se livre à une petite cuisine personnelle pour affirmer ses particularités.

ANNÉES 90

C'est l'époque du barbelé, du bracelet tribal, des symboles tribaux ou japonais et du Tweety Bird.

AUJOURD'HUI

Ce sont plutôt les lettrages, les plumes qui se transforment en oiseau, les capteurs de rêve, les étoiles et les triangles qui sont populaires.

LES CLASSIQUES

Certaines parures, comme la rose, la croix, les ancres ou la tête de mort traversent le temps.

LES GRANDS COURANTS ACTUELS

• Le traditionnel ou «old school» : il reprend un style associé aux années 50. Il utilise des contours épais, des ombres noires et des couleurs mates.

• Le néo-traditionnel ou « new school » découle du précédent qu'il reprend dans un style moderne, avec des couleurs plus vives et des effets contemporains comme le tridimensionnel.

• Le réalisme : il reproduit fidèlement des objets, des paysages ou des portraits.

• L'abstrait : libre interprétation sur différents thèmes, il englobe notamment le style psychédélique et le biomécanique.

• L'asiatique : aux cultures de l'Asie du Sud-Est, il emprunte certains symboles comme la carpe, le lotus et des lettrages.

PHOTO FREDERIC J. BROWN ARCHIVES LA PRESSE

L'ancien champion de boxe Mike Tyson