Les femmes designers ne sont pas nombreuses dans l'industrie de la mode. Pourtant, plusieurs d'entre elles pilotent des maisons qui cartonnent et certaines, comme Phoebe Philo de la marque Céline, déterminent carrément les tendances suivies par tous dans cet univers. Regard féministe sur un monde qui l'est plus qu'on pense.

Pendant que les femmes de par le monde manifestaient de toutes sortes de façons leur quête de liberté et d'égalité à l'occasion du 8 mars dernier, avaient lieu à Paris quelques défilés de prêt-à-porter.

Paradoxal?

Pas pour Phoebe Philo, la designer culte de la marque Céline.

Philo - LA designer que tout le monde copie, une des plus influentes de l'univers de la mode actuelle - ne confie pas de pancartes féministes à ses mannequins, comme l'a fait le styliste Karl Lagerfeld chez Chanel l'an dernier en mettant en scène au Grand Palais une fausse manif pour la libération de la femme.

Mais les vêtements de la créatrice franco-britannique et sa propre façon de s'habiller, souvent androgyne, très confortable, à des lieues des stéréotypes de pulpeuses et d'allumeuses que la mode envoie souvent - pensez Versace ou Dolce & Gabbana - , font l'apologie d'une femme libre et affirmée, aucunement limitée par ses tenues, qui ne cherche pas à plaire.

«Je n'adore pas que les femmes soient sexualisées par leurs vêtements, a déjà expliqué Philo à Vogue, dans une de ses rares entrevues. Elles peuvent porter ce qu'elles veulent, ça ne me cause pas de problème, tant qu'elles le font pour elles-mêmes. Cela dit, je crois qu'il y a trop d'images de femmes sexualisées et trop d'exemples de femmes qui s'habillent pour d'autres et s'affaiblissent en le faisant.»

En fait, dit aussi la créatrice, «je crois qu'il y a une certaine affirmation politique derrière Céline...»

La mode, un terrain politique

Phoebe Philo, 42 ans, n'est pas la seule à croire, en 2015, que la mode est un terrain politique, où on peut non seulement suggérer, mais aussi s'affirmer et s'afficher.

Miuccia Prada, la créatrice de la marque Prada, affirme aussi créer des vêtements pour répondre à la multiplicité et la diversité de la vie des femmes d'aujourd'hui. Sa mode n'est pas destinée à une femme séductrice unidimensionnelle, mais bien à une femme complexe aux rôles divers, de la même façon que le style de Donna Karan, très permissif pour tous les types de corps, a toujours été là pour habiller les femmes anti-nunuches.

Mais cet esprit n'a jamais été aussi répandu sur les passerelles que maintenant, de Hermès, dont la designer est maintenant une femme, Nadège Vanhee-Cybulski, elle aussi apôtre du look chaussures-de-course-et-pantalons-évasés, jusqu'à Stella McCartney, en passant évidemment par les Scandinaves comme Acne Studios, qui rejettent complètement les stéréotypes de pin up.

Côté média, les modèles traditionnels se poursuivent, avec les décolletés sur les stéroïdes à la une et l'imagerie venue des films pornos bien en évidence. (Mais encore là, Kim Kardashian ne propose-t-elle pas un modèle de corps différent de ce qu'on voit depuis les années Twiggy-Kate-Moss ?)

Toutefois, les publications alternatives évoluent aussi, de Causette à Bust, en passant par Bitch ou le nouveau venu californien Darling.

«Darling est un catalyseur de changements positifs, pour aider les femmes à découvrir la beauté et non la vanité, à identifier les influences et les départager de la manipulation, à séparer le style du matérialisme», peut-on lire sur le manifeste de la publication.

Même dans les musées, le féminisme est à la mode. Femme, mode, pouvoir est le nom de l'exposition créée par l'architecte britannique Zaha Hadid actuellement au Musée du design à Londres.

«On termine un cycle de séduction à tout prix et on entre dans une époque où la technologie rend les rapports avec les autres de plus en plus éphémères, alors on réalise qu'on doit être heureuse et complète avec soi-même», affirme la designer canadienne Marie Saint Pierre. «Et les vêtements jouent un grand rôle dans le sentiment de bien-être», ajoute-t-elle. En étant à la fois confortables, esthétiquement intéressants, porteurs de valeurs, ils nous permettent de nous affirmer, note-t-elle.

L'élégance n'a pas à être contraignante physiquement. Et le confort n'a pas à être ridicule.

Un féminisme qui ratisse large

Le féminisme de la mode de 2015 est enraciné dans celui de Coco Chanel, qui a libéré la femme des corsets au début du siècle dernier et a adapté leurs vêtements aux nécessités de la réalité moderne, comme monter dans une voiture! Il y a aussi le féminisme de sa contemporaine Madeleine Vionnet, pionnière dans la lutte contre la contrefaçon et couturière de génie qui permit aux femmes de bouger plus librement en rendant notamment les matériaux de l'époque plus souples et élastiques avec des coupes en biais.

Mais il est clair que le féminisme de la mode actuelle ratisse plus large.

Une des particularités de Phoebe Philo chez Céline fut non seulement de se démarquer avec des chaussures plates - elle arrive aux défilés en tennis - et des coupes évasées, mais aussi de s'installer à la tête de la marque propriété du groupe LVMH à ses propres conditions: siège au conseil d'administration, pour être partie prenante des décisions d'affaires et ne rien se faire imposer qui aille à l'encontre de sa vision de son travail de créatrice, et bureau à Londres plutôt qu'à Paris puisque c'est là que sont son mari et ses trois enfants.

Le féminisme de la mode de 2015, c'est aussi l'arrivée, finalement, de modèles différents dans les publicités, les magazines et sur les passerelles. C'est le designer Rick Owens qui fait défiler des chanteuses de hip-hop black aux corps non standards, ou encore le magazine américain Vogue qui joue l'atypique créatrice Lena Dunham à la une. C'est l'icône Beyoncé qui réclame l'égalité ou encore l'actrice et égérie de la marque Burberry, Emma Watson, qui non seulement s'affirme comme féministe, mais lance aussi une campagne onusienne pour convaincre les jeunes hommes de joindre les rangs. «Aucune des femmes de ce magazine n'a été retouchée», proclame le Darling américain. Idem au Châtelaine québécois, pour tout son contenu éditorial. Et évidemment, un journal comme La Presse est plus que jamais fidèle à sa ligne éditoriale de rejeter toute manipulation des photos, incluant celles des pages mode et beauté.

«Je me considère absolument féministe», lance Tamara Mellon, la fondatrice des chaussures Jimmy Choo. Pourquoi? Rien à voir avec le style d'escarpins qu'elle préconise, mais plutôt avec la façon dont elle a été traitée, comme femme d'affaires, par l'univers financier.

La jeune journaliste féministe new-yorkaise d'origine montréalaise Elizabeth Plank voit beaucoup de potentiel du côté de la mode comme plateforme de changements motivés par la quête d'égalité. «C'est sûr, parce que c'est l'univers de la mode qui définit les normes et les standards», dit-elle.

Plank adore, par exemple, la designer féministe Carrie Hammer, qui fait défiler des femmes très diverses - incluant une dame trisomique à New York cet hiver - et refuse de fonctionner avec un système de tailles pour préférer le sur-mesure.

Alors, est-ce le féminisme qui est à la mode ou la mode qui devient féministe?

«La mode, c'est dans le ciel, dans la rue, a déjà dit Coco Chanel, selon son biographe Axel Madsen. La mode ce sont des idées, c'est une manière de vivre. La mode c'est ce qui se passe.»

Photo Sébastien Roy, archives La Presse canadienne

Une industrie sexiste

Tamara Mellon, la fondatrice de la marque Jimmy Choo, dit qu'elle est devenue féministe en travaillant avec les investisseurs finançant l'univers de la mode.

Selon elle, peu importe ce qui se passe côté créatif, le monde des affaires de la mode demeure inégalitaire. Lauren Sherman, blogueuse pour Man Repeller - un site de mode qui s'appelle carrément «repousse-mecs» - se demande quant à elle si l'univers de la création ne demeure pas largement masculin, même si le succès des femmes designers ressort du lot et donne une impression différente parce que c'est un phénomène nouveau.

Elle note par exemple une série de nominations récentes d'hommes designers dans plusieurs grandes maisons pour femmes - Gucci, Guy Laroche, Nina Ricci, Carven.

Pourquoi est-ce ainsi, demande-t-elle?

«Phoebe Philo (de Céline), Stella McCartney, Alessandra Facchinetti (chez Tod's), Jenna Lyons (de J. Crew) et Clare Waight-Keller (de Chloé) pilotent certains des studios les plus intéressants, les plus créatifs et les plus lucratifs de l'industrie. Rei Kawakubo chez Comme des Garçons a réussi ce que n'importe quelle maison désire: le succès commercial, tout en restant parfaitement d'avant-garde. Et bien que leurs associés soient des hommes, Carol Lim chez Kenzo et Grazia Chiuri chez Valentino copilotent deux des plus grands succès d'affaires de la mode des derniers cinq ans.»

La designer canadienne Marie Saint Pierre se pose les mêmes questions. De Chanel à Céline, en passant par Madeleine Vionnet, Sonia Rykiel, Mary Quant, Jeanne Lanvin, Donna Karan et de nombreuses autres, les femmes ont montré qu'elles comprenaient le corps de celles à qui elles s'adressent et qu'elles comprenaient leurs besoins aussi, explique la designer. Pourquoi alors est-ce encore majoritairement un monde d'hommes? «Un monde d'hommes, souvent de jeunes hommes gais, qui magnifient les femmes d'une tout autre façon.»

Saint Pierre croit que les femmes transposent une expérience plus personnelle dans leurs vêtements. Elles sont moins artistes fondamentales, plus ancrées dans la réalité complexe de ce qu'est une femme, conscientes de l'aspect «sexy» du vêtement, mais aussi prêtes à répondre à une autre volonté des femmes, celle d'être «tripantes».