Avec le mouvement normcore, tout ce qui est banal, sans marque, ordinaire, normal, voire plate et ennuyant, devient d'un chic exquis. Tendance à suivre, errance passagère ou suicide du style individuel? Décryptons le phénomène...

Imaginez une époque où les hipsters de Williamsburg (et leurs cousins du Mile End) abandonneraient leurs barbes, leurs vêtements griffés et leurs «flat white» troisième vague pour une tête coiffée d'une casquette, un t-shirt blanc et un café ordinaire «deux crèmes, un sucre» de Dunkin Donuts. Une ère où l'on calquerait nos looks sur les personnages de Seinfeld et où l'on s'inspirerait des touristes en bermudas, avec leurs sacs banane à la taille et leurs «Crocs» aux pieds.

Ne rêvez plus. L'impensable est arrivé. Depuis quelques semaines, l'invasion du normcore affole les réseaux sociaux et a fait l'objet d'articles dans Libération, Slate, The Guardian et Forbes.

Le norm quoi? Contraction des mots «normal» et «hardcore», l'expression normcore a été propulsée par un article signé Fiona Duncan dans le magazine New York en février dernier. Lors d'une promenade dans les rues de Soho, Duncan a constaté qu'elle ne détenait plus les codes esthétiques requis pour distinguer les artistes des touristes américains «classe moyenne». Tout le monde portait les mêmes bermudas, les mêmes baskets blanches, les mêmes t-shirts uniformes... Les hipsters avaient-ils fui, évincés par des visiteurs en «dad jeans» délavés ?

Afin d'élucider cet abyssal mystère, elle a fait appel à un ami à l'avant-garde des courants new-yorkais qui, en guise de réponse, a formulé le texto suivant: «LOL Normcore.»

En fait, Duncan avait vu juste en repérant un concept précédemment inventé par la firme K-Hole, collectif new-yorkais spécialiste des tendances. Dans un rapport intitulé The Death of Age, les analystes/prophètes de K-Hole prédisaient le «nouvel ordre mondial de la banalité» et décrivaient le normcore comme «une attitude cool post-authentique qui adhère à la similitude». Plus empathique que tolérant, adaptable, post-aspirationnel et situationnel, le disciple du normcore «trouve la libération dans le sentiment de ne pas être spécial».

Bref, après des années de course à la singularité, le héros urbain ne demande qu'à chausser des baskets confortables et à se fondre dans la masse...

En 2004, le Torontois Hal Niedzviecki décrivait précisément le contraire, dans Hello, I'm Special, essai sur le désir perpétuel d'une époque hyper individualiste obsédée par les signes de distinction. Avant même que Facebook, Twitter, Instagram et autres fassent de chacun de nous des personnages publics, Niedzviecki s'est penché sur l'obsession contemporaine pour le tatouage, le karaoké et d'autres signes distinctifs d'une cohorte fervente de célébrité.

Joint à son domicile de Toronto, Niedzviecki évalue avec un certain amusement la migration de l'ultra-individualisme vers le normcore. Il interprète cet engouement pour la normalité comme une réaction de conformisme d'une génération désespérée «et criblée de dettes d'études», perdue dans une époque d'excès et de modes hors de prix. «S'habiller normcore, c'est ni plus ni moins imiter ces jeunes milliardaires de Silicon Valley, ces Mark Zuckerberg et Dick Costolo qui vont travailler en t-shirts génériques et casquettes de baseball.»

Hara-kiri hipster

Depuis son atterrissage remarqué, l'expression normcore a inspiré des concepteurs du web, qui s'amusent à répertorier des images emblématiques de cette esthétique de la normalité. Le site Justnormcore.com, qui aligne en vrac des logos corpos de H&R Block ou CCM, des pubs de jeans Wrangler ou encore des photos vintage de la gang de Seinfeld ou de Bill Cosby, est très engagé dans sa définition d'un phénomène aux contours encore flous.

«À mon avis, le normcore est un exemple cocasse de la détermination du hipster de se distinguer du mainstream », évalue Emma Overton, qui a récemment signé un article sur le sujet dans le magazine en ligne Askmen.com.

La théorie de cette journaliste montréalaise pour expliquer ce virage vers la banalité: plus personne n'est unique, parce que quand tout le monde essaie d'être différent, on finit tous par se ressembler... «C'est aussi un retour des années 90», avance celle qui perçoit, dans ce goût pour le banal, une nostalgie des «millenials» pour le style qu'avaient leurs parents, il y a 20 ans.

Avec ses polos uniformes et ses «dad jeans» de Gap, Barack Obama a été surnommé «président normcore» par les ténors du mouvement. Sur Twitter, Gap s'est d'ailleurs vantée de son statut de «fournisseur de normcore depuis 1969».

Vérification faite lors d'une récente exploration dans le quartier Mile End, les hipsters montréalais ne se sont pas encore mis au diapason de la vague normcore. Mais selon Emma Overton, la rudesse de l'hiver 2014 camoufle peut-être une banalité enfouie sous des couches de vêtements chauds. «Peut-être que le retour du printemps va révéler un virage normcore chez les hipsters.»

Cette génération connue pour sa courte capacité d'attention ne risque-t-elle pas d'être vite lassée par tant de banalité? Peut-être. Mais en attendant, on aime penser qu'on a imaginé l'impensable: le retour à la normalité.

Fausse tendance ou vrai délire?

Pas si simple, d'être normcore, comme le démontre la confusion autour de l'interprétation de cette expression dont K-Hole revendique la paternité.

Pour être normcore, il ne suffit pas de revêtir des «dad jeans», un chandail en laine polaire et un col roulé Patagonia, a tenu à préciser l'agence new-yorkaise, inquiète de voir l'expression prendre toutes sortes de significations erronées sur l'internet. Fiona Duncan, la journaliste de New York qui a été la première à populariser le concept normcore, a même publié un mea culpa, invoquant les heures de tombée serrées pour justifier son interprétation erronée du concept.

En réalité, l'état d'esprit normcore serait de «trouver la libération dans le sentiment de ne pas être spécial, et de prendre conscience du fait que d'être adaptable mène au sentiment d'appartenance». Une posture philosophique qui, apparemment, n'aurait rien à voir avec les New Balance blancs que l'on chausse.

Reste que tout le monde (et sa grand-mère) semble avoir son grain de sel à offrir sur cette petite onde de choc qui fait craindre la mort lente du hipster. Les Inrocks, dans un texte ironique qui rapporte les citations les plus savoureuses du site Tumblr consacrées au normcore, suggère que l'idéal esthétique de ce retour à la normalité serait un croisement entre Steve Jobs et François Hollande. Dazed, pour mettre les pendules à l'heure, a mis l'accent sur «la fluidité de l'identité», associée au concept.

Rébellion anti-mode? C'est aussi ce que suggèrent des dizaines de blogueurs. Mieux: une extension pour Google Chrome permet de bannir de votre fil de réseaux sociaux le hashtag #normcore. La banalité a beau essayer de triompher, ce n'est pas demain qu'elle arrêtera le progrès.