Un musée voué aux souliers? Un tel paradis existe, à Toronto, et il s'appelle le Bata Shoe Museum. Jusqu'au printemps 2014, l'endroit y accueille une exposition unique en Amérique du Nord, consacrée au "sneaker". On y retrace l'histoire de la chaussure de course et sa résonance dans la culture moderne, pièces d'archives et de collection à l'appui.

Elizabeth Semmelhack, conservatrice en chef au Bata Shoe Museum à Toronto, étudie l'histoire du talon haut depuis maintenant 13 ans. Mais il n'y a pas que le soulier au féminin qui pique son intérêt: «J'ai toujours été intéressée par le lien qui existe entre les chaussures et la construction du genre, et donc de la construction de la féminité à travers le talon haut. Mais je crois que la même question se pose lorsqu'il est question de masculinité et des sneakers.»

À partir de cette prémisse, la commissaire a élaboré l'exposition Out of the Box: The Rise of the Sneaker Culture, qui met en vedette une pléthore d'espadrilles: des pièces d'époque, mais aussi des chaussures rares issues de collections privées, d'archives des plus grandes entreprises de sport comme Converse et Nike et de chics pièces de designers comme Jimmy Choo ou Prada.

L'exposition se veut également une réflexion sur l'émergence de la culture du sneaker et son importance dans le développement et l'affirmation de la mode au masculin. «Historiquement, le style masculin repose sur l'habit trois-pièces, qui impose l'autorité, certes, mais qui est aussi un uniforme de conformité, remarque Mme Semmelhack. D'un autre côté, on s'attend des femmes à ce qu'elles apparaissent à une soirée vêtue d'une pièce unique, comme une façon d'exprimer leur individualité.»

Forcément, les hommes en sont venus à affirmer leur style et leur personnalité par leurs souliers. «Nous pouvons apprendre quelque chose à propos d'un homme en regardant quels souliers il porte. Avec la démocratisation de la mode, tout le monde peut avoir le même jeans et t-shirt de chez Gap. Mais c'est le fait de porter un basket abordable ou un Christian Louboutin, qui sert de "statement".»

De la classe moyenne au star-système

Apparue au milieu du XIXe siècle, l'espadrille, caractérisée par sa semelle en caoutchouc, est née de la rencontre entre une innovation technologique et un changement profond dans la structure de la société. D'abord, c'est durant ces années que le caoutchouc est découvert, trouvaille qui mènera à l'invention de la semelle en caoutchouc d'un tout nouveau type de souliers, appelés au départ des «plimsoles».

«Au même moment, l'industrialisation a mené à l'émergence de la classe moyenne, qui voulait affirmer son existence, notamment en accaparant des privilèges qui étaient autrefois réservés à la classe aisée, comme les loisirs. Il y a donc cette toute nouvelle classe qui veut ces souliers dernier cri, les chaussures de sport, et ainsi montrer au reste du monde qu'elle a du temps pour jouer! relate Mme Semmelhack. Dès le départ, donc, le sneaker était associé à une aspiration, un privilège.»

Dans les années qui ont suivi - particulièrement durant la période de l'entre-deux-guerres -, le sneaker s'est peu à peu démocratisé. Mais c'est réellement après la Seconde Guerre qu'il devient un objet de la vie quotidienne. Et il n'a pas fini de se transformer. Portée par la génération des années 70, qui adopte le jogging, les marathons et l'aérobie, l'espadrille se doit désormais d'être performante.

C'est la naissance de l'empire Nike et des sneakers de haute qualité qui se vendent à fort prix: «Les gens ont commencé à les porter non seulement pour courir, mais avec leurs jeans, dans leur vie de tous les jours. C'est ainsi que le sneaker est devenu un élément de style!», résume la commissaire.

À partir de cela, il n'y a qu'un pas à franchir pour que le sneaker se transforme en objet iconique. Cela se produit lorsque les entreprises commencent à s'associer à des vedettes du sport, mais aussi de l'industrie du spectacle, comme Michael Jordan avec Nike en 1984, et le groupe de rap Run DMC avec adidas en 1986. «C'est intéressant de voir comment la culture urbaine a pris le sneaker, particulièrement le basket, et l'a transformé en une icône du cool», note la commissaire.

Aujourd'hui, même les designers de chaussures pour femmes comme Christian Louboutin et Jimmy Choo ont embrassé le mouvement en créant de fabuleuses espadrilles pour hommes. Parallèlement, la mode de l'espadrille à semelle compensée démontre que la gent féminine aussi veut adhérer à cette culture. «Les hommes peuvent porter des sneakers sans compromettre leur masculinité, ce qui n'est pas le cas pour les femmes, analyse Mme Semmelhack. Les femmes aussi veulent être cool, mais tout en continuant à être féminines; l'espadrille à semelle compensée répond à ce besoin, car il combine à la fois la culture du soulier à talon haut et du sneaker.»

Out of the Box: The Rise of Sneaker Culture

Au Bata Shoe Museum de Toronto: Jusqu'au 30 mars 2014

www.batashoemuseum.ca