Le milieu de la restauration a la réputation d'être macho et n'a pas été épargné par les révélations du mouvement #moiaussi. Or, les femmes sont de plus en plus nombreuses en cuisine et elles y façonnent des conditions de travail à leur image.

Dans le feu de l'action

Doit-on s'offusquer du fait que les grands concours créent des catégories comme «Meilleure femme chef», plutôt que de les intégrer à la programmation principale? Les médias «oublient-ils» trop souvent les femmes en cuisine ? Utilisent-ils un vocabulaire différent pour en parler? Au Centre Phi, toutes ces questions et bien d'autres seront discutées lors de l'événement Women with Knives, qui se tiendra du 5 au 8 février.

L'une des invitées, Deborah A. Harris, est une spécialiste du sujet. En 2015, la professeure de sociologie à la Texas State University a publié un livre intitulé Taking the Heat - Women Chefs and Gender Inequality in the Professional Kitchen.

Dans le premier chapitre, intitulé «Home versus Haute», on découvre comment la cuisine, que les femmes exerçaient au quotidien, à la maison (et exercent toujours dans la majorité des cas), est devenue une chasse gardée masculine une fois «professionnalisée» et pratiquée dans les grandes maisons et les grands restaurants de ce monde.

Les premiers «grands» chefs français étaient d'anciens militaires.

À la lumière de cette information, on comprend mieux le principe de brigade! Les hommes auraient créé ces structures, des toques, des concours, etc. pour s'éloigner de la cuisine des femmes, en faire quelque chose de réellement digne d'être considéré comme un métier, pas une occupation quotidienne invisible et non rémunérée. Ce premier chapitre de l'ouvrage est fascinant.

L'universitaire se penche aussi sur la représentation des chefs dans les médias. Elle fait souvent référence à la controversée couverture du magazine Time «The Gods of Food» (18 novembre 2013), réservée à trois hommes: David Chang, René Redzepi et Alex Atala. À l'intérieur, trop peu de femmes aussi.

Les défis auxquels les femmes font face à l'école de cuisine, à leur arrivée dans le milieu professionnel, lorsqu'elles accèdent à des postes de chef puis au moment de fonder une famille sont également abordés. Bref, c'est un des ouvrages les plus actuels sur le sujet des femmes travaillant dans les cuisines professionnelles.

À la lumière du mouvement #moiaussi (ou #metoo), où quelques chefs ont été accusés de harcèlement, voire d'inconduite sexuelle (le plus connu étant Mario Batali, à New York), le livre publié en 2015 est d'une alarmante pertinence. Lorsqu'on lui demande si les «inconduites» de certains hommes en cuisine pourraient jouer en faveur de l'avancement des femmes, Mme Harris répond prudemment.

«Ça pourrait aller dans un sens comme dans l'autre. Il y a la manière "Mike Pence" de penser: n'embauchons plus aucune femme pour ne plus avoir de problèmes. Mais on imagine que le mouvement #metoo et la crise du manque de personnel en restauration pourraient plutôt encourager les employeurs à embaucher davantage de femmes.»

Pour l'instant, dans les groupes des quatre restaurateurs visés par les enquêtes du New York Times (John Besh à La Nouvelle-Orléans, Charlie Hallowell à Oakland, en Californie, Ken Friedman et Mario Batali, à New York), ce sont des femmes qui ont pris la relève à titre de chef exécutive ou de directrice.

Aujourd'hui, Mme Harris est passée à l'étape suivante de sa recherche : celle des femmes entrepreneures dans le milieu culinaire, donc propriétaires de cafés, de restaurants, de pâtisseries, d'épiceries fines, etc. «Les chefs ont une formation en cuisine, pas en affaires. De plus, les femmes ont parfois plus de difficulté que les hommes à obtenir du financement, regrette la professeure. Avec plus de femmes propriétaires de restaurants, voire de groupes de restaurants et autres commerces connexes, on peut imaginer que ça attirera encore plus de femmes dans le milieu», explique la sociologue.

Mme Harris travaille en collaboration avec la Fondation James Beard (dont le vice-président, Mitchell Davis, participera également à l'événement Women with Knives), qui est très engagée dans l'avancement des femmes dans l'industrie culinaire. Récemment, une première cohorte de 20 propriétaires d'entreprises culinaires a suivi une rigoureuse formation en affaires au Babson College (Massachusetts) grâce à la JBF.

Quant aux controversés titres de «meilleure femme chef», la féministe n'y voit aucun mal. «Je comprends pourquoi certaines personnes pourraient ne pas aimer cette approche, mais pour l'instant, l'univers des chefs est encore très masculin. On ne voit qu'eux. Le simple fait d'attirer l'attention médiatique et de diffuser plus de visages de femmes aidera à renverser la vapeur.»

La grande famille selon Dyan Solomon

Malgré la nature stressante du travail, c'est possible de créer un environnement humain, sain et familial dans un restaurant, croit fermement Dyan Solomon. Olive + Gourmando et Foxy en seraient une belle preuve, avec plusieurs employé(e)s en poste depuis plus de 10 ans. Pour Dyan, copropriétaire avec Éric Girard, c'est sans doute le plus beau des accomplissements.

Dans la grande famille de 85 employés, trois femmes importantes (Leigh Roper, chef du Foxy, Vanessa Laberge, sous-chef du Foxy, et Amy McKinnon, chef d'Olive + Gourmando) sont en train de fonder la leur. Ici, les femmes, nombreuses, savent qu'elles pourront prendre leur plein congé de maternité l'esprit tranquille et qu'on les accueillera à bras ouverts après, tout en leur offrant un horaire souple.

La mère de Dyan Solomon, psychologue, a aidé à fonder le département d'études féministes (aujourd'hui appelé Gender Studies) de l'Université Queen's, à Kingston. On peut dire que la restauratrice a toujours eu l'équité dans le sang. «Et Éric, il aime travailler avec les femmes», dit-elle de son partenaire d'affaires. On en dira autant de Vincent, qui remplace Leigh pendant son congé de maternité, à titre de chef du Foxy.

Depuis quelques années, dans les grandes villes reconnues pour leur restauration particulièrement dynamique, il y a une grave pénurie de personnel. «Ça me désole un peu de faire ce constat, mais c'est peut-être la nécessité qui va forcer le changement, dont l'intégration d'un plus grand nombre de femmes dans le milieu. Les employeurs devront offrir de meilleures conditions de travail. Faire travailler quelqu'un pendant 16 heures et n'en payer que 8, ça ne devrait plus se faire.»

Lorsqu'elle embauche, Dyan pense à long terme. Elle cherche les perles rares, évite les arrogants et les arrogantes. «Ici, on permet la créativité de chacun/chacune, on encourage le respect et on évite l'intimidation et l'humiliation à tout prix. Je n'ai jamais cru à cette approche qui consiste à casser les gens puis à les reconstruire.»

Aujourd'hui, plusieurs anciennes protégées volent de leurs propres ailes, que l'on pense à Chloé (Gervais-Fredette), la chocolatière, à Julie Romano du Butterblume ou à Catherine Wart du Comptoir Rhubarbe, qui ont toutes travaillé chez Olive + Gourmando pendant des années.

Pour terminer, une anecdote... À la petite fête de Noël du personnel de cuisine d'Olive + Gourmando, quelqu'un avait apporté le livre de Deborah A. Harris, Taking the Heat - Women Chefs and Gender Inequality in the Professional Kitchen, pour l'offrir à l'échange de cadeaux. «À la fin, c'étaient deux gars qui se battaient pour l'avoir», déclare fièrement Amy McKinnon. Pour la chef chez Olive + Gourmando, c'était le plus beau des cadeaux de Noël.

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse

Assises, de gauche à droite: Dyan Solomon, copropriétaire, Amy McKinnon (chef, Olive + Gourmando), Stéphanie Wons (sous-chef, Olive + Gourmando), Vanessa Laberge (sous-chef, Foxy, en congé de maternité), Victoria Blow (sous-chef, Foxy, en remplacement) Debout, de gauche à droite: Corrine Walsh (sous-chef, Foxy), Vincent Russell (chef, Foxy, en remplacement), Nathasha Rokas (sous-chef, Foxy, en remplacement), Leigh Roper (chef, Foxy, en congé de maternité), Éric Girard (copropriétaire)

La camaraderie selon Dominique Dufour

Moi aussi, je veux jouer!

Lorsqu'elle voit passer des événements comme le Barn Burner Hockey Game, un match amical entre chefs de Toronto et de Montréal, qui se tient samedi prochain dans Prince Edward County, Dominique Dufour se dit qu'elle aussi, elle veut organiser des activités «tripantes» et peut-être davantage rassembleuses pour les femmes. «Avant les Fêtes, le Bar Buca, à Toronto, a invité quatre chefs montréalais à concocter des sandwichs pour ses "quatre semaines de Noël". Tous des hommes...» La jeune femme a fondé Les Femmes chefs de Montréal en 2017, puis décidé de travailler sur l'esprit de camaraderie des chefs montréalaises, même si elle était plutôt nouvelle dans le milieu, ayant fréquenté une école de cuisine torontoise, puis travaillé dans la Ville Reine jusqu'en 2016.

Se connaître d'abord

«Il faut d'abord se rencontrer, se connaître, puis se faire connaître, si on veut éventuellement se faire inviter», admet Dominique. En 2017, Les Femmes chefs de Montréal ont donc organisé quatre soupers à quatre mains, celles de Dominique, toujours, jumelées aux doigts de fée de Stéphanie Audet (LOV), d'Alice Vanasse (Le Diplomate), de Janice Tiefenbach (Elena) et de Marie-Pier Morin (chef privée). Dans deux semaines, le regroupement participera également à l'événement Women with Knives, au Centre Phi. Cinq chefs prépareront une grande installation comestible pour le cocktail qui suivra une discussion sur l'égalité des genres dans le monde gastronomique avec Ana Roš (meilleure femme chef au monde), Colombe St-Pierre (chef de Chez Saint-Pierre) et Deborah A. Harris (auteure du livre Taking the Heat).

L'exemple torontois

À Toronto, tout n'est pas parfait non plus. Loin de là. Mais Dominique y a surtout travaillé pour des femmes, en cuisine, et faisait partie d'un grand groupe de restauration où elles étaient très nombreuses. «On se rendait visite d'un restaurant à l'autre. L'esprit de camaraderie faisait partie du quotidien. L'environnement de travail était très humain.» Ses expériences avec des patronnes empathiques l'ont formée et lui ont appris à accepter les forces et les faiblesses de chacun/chacune. «J'essaie vraiment d'être conciliante et de mettre à profit les forces et les talents de tout le monde.» Quand on est positive...

Photo Martin Tremblay, La Presse

Dominique Dufour, chef du Ludger et du Magdalena, avec son équipe de cuisine, composée de deux femmes et deux hommes.

Une «espèce de féministe»?

Emma Cardarelli nous décrit son premier quart de travail dans un restaurant, à Montréal. «J'étais penchée pour nettoyer le four. Le gars des pâtes s'est placé derrière moi, les bras croisés, et a lancé: "Je pourrais m'habituer à cette vue-là!" Ça a donné le ton à mes 10 années suivantes en cuisine.»

Dès qu'elle reprenait un collègue ou critiquait sa manière d'agir, elle se faisait lancer un commentaire du genre: «Es-tu une espèce de féministe ou quoi?» La réalité, c'était que plusieurs de ses meilleures amies étudiaient au département de Women's Studies de l'Université McGill.

«Au départ, être féministe, c'est défendre tous les marginalisés, pas seulement les femmes. Puis il existe différents types de féminisme. Ce n'est pas un mauvais mot!», rappelle Emma.

Au Bice et au Globe, la chef a enduré des commentaires et attitudes sexistes et misogynes. Puis elle s'est retrouvée à la tête du Liverpool House, où l'attitude machiste ne venait pas de ses supérieurs, David McMillan et Frédéric Morin, mais de ses cuisiniers, qui refusaient les consignes d'une femme, se souvient-elle.

Lorsqu'elle a ouvert son restaurant avec Ryan Gray et Lisa McConnell, en 2011, Emma a enfin pu créer un environnement de travail qui lui ressemblait. L'équipe de la cuisine du Nora Gray a eu plusieurs incarnations. Actuellement, elle est composée exclusivement de femmes. Mais Emma préférerait que l'équipe soit plus équilibrée. «J'aime que mon environnement soit représentatif du reste de la vie en société! Mais j'ai beaucoup plus de candidates qui postulent que de candidats. Je crois que les femmes aiment bien travailler pour des femmes, en cuisine.»

Janice Tiefenbach a travaillé chez Nora Gray pendant un an, en 2013, puis elle y est retournée récemment en attendant l'ouverture d'Elena, la nouvelle pizzeria d'Emma, de Ryan et de Marley Sniatowsky.

«Je n'ai jamais vu une cuisine aussi allumée, déclare-t-elle. La journée où j'ai fait un test en cuisine, les sujets de conversation étaient tellement de haut niveau et inclusifs... Je n'en revenais pas.»

«J'aime le sentiment de communauté qu'Emma et Ryan instaurent dans leurs restaurants et le fait de travailler pour une femme qui a à coeur de créer un espace non sexué.»

L'équipe du Nora Gray a travaillé fort pour en arriver là. Et pour Emma, le secret, c'est justement de ne pas avoir de secrets. Elle prône une communication ouverte et respectueuse. Elle souhaite avant tout que ses employés se sentent à l'aise d'aller la voir (elle ou ses partenaires) lorsqu'ils ont des soucis.

La chef a été particulièrement ébranlée par le scandale qui a secoué les restaurants de la chef April Bloomfield. En décembre, une enquête du New York Times a révélé que d'ex-employées accusaient son partenaire d'affaires, Ken Friedman, de harcèlement sexuel.

«April Bloomfield, que j'ai toujours beaucoup admirée, a d'abord dit qu'elle n'était pas au courant. Voir qu'elle n'était pas au courant! Puis elle s'est excusée, le lendemain, en affirmant qu'elle avait sermonné son partenaire à plusieurs occasions dans le passé, mais qu'elle aurait dû en faire davantage.»

S'il y a une chose qu'Emma Cardarelli souhaite pour ses restaurants, c'est une communication ouverte, intelligente et respectueuse.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Emma Cardarelli, chef et copropriétaire de Nora Gray et d'Elena.