Le cuisinier espagnol Ferran Adria a bousculé les codes, dynamité des idées préconçues, créé des émotions nouvelles: à quelques jours de la fermeture d'elBulli, de grands chefs français, interrogés par l'AFP, saluent son immense talent tout en déplorant ses piètres copieurs.

«Il a fait bouger des croyances, des rigidités planétaires sur ce qui était possible en cuisine», affirme Thierry Marx du Mandarin Oriental à Paris, notamment «en regardant autrement l'ingrédient» sans se «gargariser» de la notion de terroir.

Loin des polémiques ayant émaillé la carrière du chef catalan, qui a toujours refusé d'endosser le rôle de «père» de la cuisine dite moléculaire, ses pairs français admirent son côté défricheur, sa connaissance des saveurs, sa fibre poétique. Mais ils déplorent les «très mauvais suiveurs», dixit Marx, ou les «copies malhabiles» comme les qualifie Michel Guérard, père de la Nouvelle Cuisine.

«Son génie laisse des traces», affirme ce dernier à l'AFP, mais certains cuisiniers «manquant d'imagination» ont essayé, après avoir été reçus chez lui, de reproduire ses recettes avec «plus ou moins de bonheur».

«C'est le seul à maîtriser son sujet, n'est pas Ferran Adria qui veut», renchérit le Marseillais Gérald Passédat, disant admirer sa «façon retorse de travailler les aliments» pourtant bien éloignée de son propre registre.

«Il a secoué les méninges de beaucoup de gens», affirme encore l'Aveyronnais Michel Bras. «Mais ce qui me gêne, c'est les copier-coller fades, hors contexte, de cuisiniers qui n'ont pas sa culture».

La fermeture d'elBulli marque ainsi la fin d'une époque.

Guérard rappelle les «bases classiques» d'Adria, qui serait parfaitement capable de réaliser «un sacré civet de lapin». Sauf qu'il préfère destructurer, par exemple, une paëlla.

Pourtant, «cet alchimiste de talent, inventeur de sensations et d'harmonies gustatives, a su conserver l'aspect poétique de la cuisine», souligne-t-il, le qualifiant de Gaudi des fourneaux.

Bras préfère le comparer au provocateur Dali. «C'est un artiste, dont la cuisine est le mode d'expression», résume le pâtissier Pierre Hermé.

«Garder l'esprit ouvert»

«C'est aussi un vrai beau cuisinier dans le sens généreux du terme», estime Thierry Marx, balayant les réticences de certains chefs français qui ont jalousé son succès planétaire. Les polémiques «pisse-vinaigre», les «faux débats» ont souvent été teintés, selon lui, de «médiocrité et de mauvaise foi».

La nouveauté dérange. Et la gastronomie est un univers «fantasmé, avec des recettes de grand-mère et des souvenirs d'enfance partout», avance-t-il. Avec Adria, le public français s'est aperçu «qu'il y avait d'autres cuisines dans le monde», insupportable pour certains, juge Marx.

À l'opposé, le «mauvais procès» fait à la cuisine française, qualifiée par certains critiques (notamment américains) de «has been» face au succès d'elBulli, est également «ridicule», fait valoir M. Guérard.

Un repas à elBulli, décor d'auberge rustique sur la côte catalane, était une expérience inoubliable: une quarantaine de plats ou amuse-bouche savoureux, facétieux souvent, intenses en goût.

«La première fois, je me suis demandé "Quand est-ce qu'on mange?"», plaisante Pierre Hermé, quinze repas à son actif. «Mais il faut se laisser prendre par la main, garder l'esprit ouvert, pour découvrir et être happé par l'émotion».

Comme ce jeu de piste sur le thème du caviar: dans l'assiette, du vrai caviar à droite dans une crème de noisettes. Et à gauche, une crème de caviar grise sur laquelle est deposé un simili caviar à base de sésame noir.

Ferran Adria «va au-delà de la matière. C'est d'ailleurs le piment de notre métier: dépasser le produit mais aussi le désir du client», commente Bras, cuisinier culte aux antipodes.

Fer de lance de nombreux cuisiniers espagnols, il a aussi permis à la gastronomie de devenir un argument touristique pour son pays.

«Il n'y pas de nostalgie à avoir, il va certainement réinventer quelque chose qui va nous surprendre», promet Pierre Hermé.