Comme si on empilait les couches de mémoire de la ville en autant de strates immigrantes, les quartiers de Montréal se transforment. Les vagues d'immigration laissent derrière elles, comme des sédiments, un riche patrimoine culturel mais surtout culinaire.

Ce n'est pas qu'une image. Prenez le quartier autrefois largement grec de Parc-Extension. Je dis «largement» car des Grecs y résident encore et les signes de leur installation sont partout. Ici un parc baptisé Athéna, là une église orthodoxe, un café, une ou deux pâtisseries, quelques vieux restos desservant une clientèle âgée. Il y là quelques vieux souvenirs, mais tout a un air vaguement décati. Où sont passés les Grecs? À Laval, Brossard, Terrebonne. Ceux qui les ont remplacés pratiquent d'autres religions, portent des vêtements distincts, font une cuisine pas mal plus relevée. Ils viennent surtout de l'Asie du Sud, de l'Inde, du Pakistan et du Sri Lanka. Leurs épiceries et restos ont remplacé les précédents occupants. Et dans la rue, on sent de moins en moins l'odeur des grillades à l'origan et de plus en plus celle au curry.

Chez Lazzeez par exemple, il y avait autrefois un restaurant grec dont on disait grand bien et qui restait un peu dans l'ombre. Aujourd'hui, les nouveaux occupants sont originaires du Pakistan, font une cuisine maison fraîche et bien troussée qui ne joue pas la même mélodie qu'ailleurs dans le coin: les plats sont faits à la commande et on n'a pas l'impression que les épices sortent d'une boîte.

Et comme on fait la cuisine à l'ancienne, on a préféré limiter un peu la variété des plats qui se déclinent toutefois en catégories habituelles: agneau, boeuf, poulet et légumes. Nous choisissons des plats du répertoire pakistanais comme le haleem qu'on voit rarement ailleurs. Il s'agit en fait d'une sorte de ragoût de boeuf épicé, cuit avec des lentilles et des grains de blé écrasés, qu'on sert habituellement pendant le mois de ramadan. La texture du plat est surprenante, la viande effilochée avec le blé apporte une sorte de viscosité amusante, et l'intensité et la force des épices «chaudes» comme le clou, la cannelle et la cardamome le rendent plus vigoureux. On trempe goulûment notre pain là-dedans, des «rôtis», sorte de galette non levée et un nan, fait maison sans le four tandoori. Il est luisant de beurre et riche d'une pâte un peu croustillante. C'est un délice.

Avec ça, on attend un byriani, qui se présente avec du poulet et un assemblage de légumes parfaitement cuits en étage entre les couches de riz parfumé et assaisonné de bâton de cannelle, de cumin, de curcuma et d'une tonne d'aromates. Le riz est cuit à point, il a du goût et de la finesse, c'est un plat délicat qui, encore une fois, montre des qualités domestiques plutôt que commerciales. Le korma de boeuf comporte des amandes en poudre, du yaourt et des épices qui servent de base à la sauce, le keema est un sauté de boeuf haché, épicé avec beaucoup de gingembre et de garam masala; le curry de «courge amère» et celui d'okras ont du mordant, de la texture, c'est cinglant et rafraîchissant à la fois.

Autour de ces plats en sauce, des samosas triangulaires croustillants remplis de patates épicées s'abattent sur nous, comme un coup de massue. Mais, en toute franchise, nous sommes incapables de résister à cette pâte, frite quelques instants auparavant, qu'on trempe dans un dense condiment au tamarin. En un mot, tout est bon, et nous mangeons (trop) de tout. Avec comme résultat que nous nous forçons à traîner un peu dans ce quartier vraiment sympathique et vivant, avec notre «doggy bag» à la main.

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Lazzeez

762, rue Jean Talon Ouest

Montréal

514-303-7199


On y retourne? Oui, et avec appétit en plus.

> Prix: Les currys sont facturés entre 6$ et 8$, les portions sont copieuses et nourrissantes (ne commandez pas trop).

> Faune: Des connaisseurs d'ici, des confrères et consoeurs de là-bas, un beau mélange tout simple et pas fringués, quelques jeunes bohémiens arrivant de voyage.

> Décor: Propre, sans défaut sinon celui de n'avoir pas changé un iota du décor précédent. On se croirait encore chez les Grecs, circa 1970. Du reste, on a même gardé quelques plats dits «méditerranéens» mais forcément grecs comme des brochettes, le tzatziki et une salade hellène rebaptisée «lazzeez». Avez-vous déjà entendu parler d'olives dans la cuisine pakistanaise vous?

> Service: Un peu lent, mais comme tout est frais, on est patient. Les dames qui nous servent parlent très bien français.

+: La propreté générale des lieux, doux et rassurant contraste avec les autre troquets du quartier.

-: Pour les amateurs de «currys&beer», soyez avisés qu'on ne sert pas d'alcool dans ce resto musulman. Vous devrez vous contenter d'eau ou de boisson au yaourt, ce qui n'est pas plus mal au fond.