Il a connu la gloire. Puis l'oubli. Mais le plus vieux blé du Canada n'a pas dit son dernier mot et prend (doucement) sa revanche.

Il faut avoir un regard d'expert pour distinguer le blé Red Fife d'un autre. Ses grains sont un peu plus rouges. Et légèrement plus pâles en périphérie, ce qui est souvent le triste signe d'une récolte de moindre qualité. Sauf dans son cas, justement. Et l'essentiel échappe à l'oeil nu: ce blé est l'un des gardiens du patrimoine agricole canadien.

Le Red Fife est la première céréale - et l'un des premiers aliments, toutes catégories confondues - classée dans l'arche du goût du mouvement Slow Food du Canada, qui vise à protéger des aliments exceptionnels, menacés de disparition. Introduit au Canada au milieu du XIXe siècle, à partir de l'Écosse, le Red Fife est considéré comme le plus ancien blé cultivé au pays (il doit son nom au premier Ontarien qui l'a semé sur ses terres, David Fife), et a dominé, roi et maître des champs, la production céréalières pendant quelque 40 ans avant d'être déclassé par des variétés toujours plus productives, plus rentables, plus faciles à cultiver ou à boulanger.

Si bien que, les années passant, il a sombré dans l'oubli et bien failli disparaître, n'eût été quelques curieux qui, à la fin du XXe siècle, ont recommencé à cultiver des grains préservés dans des banques patrimoniales ou chez des collectionneurs.

«C'est un blé qui est haut, qui a tendance à verser et qui a un moins bon rendement», constate Marc Loiselle, joint en Saskatchewan, où il a été l'un des premiers agriculteurs du Canada à relancer la production commerciale de ce grand délaissé, au début des années 2000. Il a commencé «par curiosité» en 2001, parce qu'il s'intéressait à la préservation de la biodiversité (toutes ses cultures sont certifiées biologiques), mais y a vite pris goût, encouragé par l'engouement de (quelques) boulangeries en Ontario et de l'île de Vancouver et de certains chefs aux États-Unis. On sent sa fierté. 

«Même Mario Batali en a utilisé pour faire des pâtes dans son restaurant de New York.»

Au Québec, le Red Fife n'a fait un retour qu'en 2010, «dans de très petites superficies», remarque Sophie Beauchemin, directrice du développement des affaires et «farinologue» de la meunerie La Milanaise, laquelle a appuyé les démarches de préservation du Red Fife. Il faut dire qu'en plus d'offrir un rendement moins qu'optimal, le Red Fife n'est pas le plus facile à boulanger. C'est un blé qui s'adapte énormément à son terroir et change beaucoup, d'un champ à l'autre, d'une saison à l'autre: la farine varie donc aussi et oblige le boulanger à s'adapter, hydrater plus ou moins ses pâtes selon les récoltes. «Il est un peu capricieux», résume Sophie Beauchemin.

Quelques boulangeries artisanales l'ont néanmoins adopté, dont Capitaine Levain, dans les Cantons-de-l'Est, qui prône une approche la plus écologique possible. «C'est intéressant de revenir à des céréales anciennes, moins modifiées», explique Ghislain Despatie.

De vraies vertus?

On a toutefois attribué à tort bien des vertus au blé Red Fife, comme celle de contenir moins de gluten que les blés modernes qui sont nés de croisements destinés à obtenir de meilleurs rendements dans les champs ou les boulangeries industrielles. Or, de récentes études menées par le Centre de recherche et de développement de Saint-Hyacinthe d'Agriculture et Agroalimentaire Canada ont prouvé le contraire.

De toutes les farines testées, celle de Red Fife était même l'une des plus riches en gluten ! «Il y a beaucoup de mythes à propos des grains anciens», remarque l'un des principaux auteurs des recherches, Pierre Gélinas. De manière générale, il n'y a pas eu de changement notable de la teneur en gluten dans les blés cultivés au Canada avant la Première Guerre mondiale et ceux d'aujourd'hui (moins de 1 % d'augmentation de la concentration en protéines, sachant que 85 % des protéines du blé sont constituées de gluten).

Les études n'ont pas décelé non plus de changement notable dans la composition des molécules de gluten qui pourraient expliquer une hausse des troubles digestifs (il n'y a pas de hausse significative en gliadine, la portion du gluten montrée du doigt pour l'essentiel des maux). Pour consommer moins de gluten, il faut donc se tourner vers des céréales qui n'en contiennent pas ou moins - comme l'avoine, le maïs, le sorgho - plutôt que des variations plus ancestrales du blé.

Cela dit, les travaux menés par Agriculture et Agroalimentaire Canada incitent Pierre Gélinas à croire que le gluten n'est pas le seul responsable qui explique les maux digestifs associés au pain. «Cela pourrait être bien d'autres choses», dit-il. Notamment les aliments dits riches en fructanes ou en fermentables, soupçonnés de créer des ballonnements.

Or, une enquête pilotée par M. Gélinas démontre que les pains industriels, fermentés rapidement (comme les pains blancs à hot-dog), et pour lesquels on utilise le plus souvent des farines blanches modernes, en contiennent davantage que ceux qui ont subi une fermentation d'au moins trois heures. La boulangerie artisanale gagne donc ici des points.

Outre le souci de préserver la biodiversité et d'éviter la disparition d'une espèce végétale, la meilleure raison de ramener le Red Fife dans le garde-manger est donc toute simple. «Pour le goût», dit Pierre Gélinas. Un goût de noisette. Riche. Profond. Gourmand.