Isabelle Thibodeau a dessiné une étiquette d'un vin australien. Jean-Sébastien Duguay, lui, a conçu un logo pour une entreprise de bouteilles destinées aux sportifs américains. Grâce à l'internet, des graphistes d'ici conçoivent des emballages du monde.

Isabelle Thibodeau, de Bois-des-Filion, sur la couronne nord de Montréal, a conçu des emballages ou des étiquettes pour plus de 60 entreprises d'ici et d'ailleurs. C'est par un curieux hasard que la caissière chez Jean Coutu s'est retrouvée à dessiner des logos et des contenants.

«Il y a huit ans, mon conjoint de l'époque se démarrait une entreprise en construction. Je lui ai dit: "Si tu lances une société, ça te prend un logo". J'ai fait des recherches sur internet, j'ai regardé des tutoriels sur YouTube et j'ai découvert les programmes que je devais télécharger pour lui en concevoir un», explique l'autodidacte.

À force de lire sur le travail de graphiste, la jeune femme a découvert des sites decrowdsourcing (production participative, en français) comme 99designs et Wilogo, qui fonctionnent de manière comparable à un concours.

Les entreprises qui désirent un nouveau logo, une refonte de site web ou des objets promotionnels comme des tasses ou des t-shirts publient leurs requêtes et le tarif qu'elles accorderont au design gagnant sur un site de production participative. En échange, elles peuvent recevoir de quelques dessins à plusieurs dizaines de propositions.

«Buy Fresh Produce a publié un sommaire sur 99designs. C'était pour des artichauts rôtis à l'huile d'olive et à l'ail. Dans son sommaire, l'entreprise demandait un contenant biodégradable pouvant aller au four à micro-ondes. Elle a fourni son logo afin qu'il apparaisse sur l'emballage», explique Isabelle Thibodeau, qui aime particulièrement les emballages alimentaires.

«Avec les détails, je suis partie de mon côté et j'ai regardé des contenants d'artichauts pendant une heure sur internet. Je voulais voir ce qui existe sur le marché, à quoi ça ressemble. J'apprends plein de choses», dit-elle en riant.

Grâce à un emballage sobre et stylisé, Isabelle a réussi à mettre la main sur le prix de 399$ remis par Buy Fresh Produce. En plus de ce concours, la graphiste s'est souvent illustrée, notamment pour des étiquettes de vins, des sachets de collations aux fruits, des emballages de nouilles santé, des logos de restaurants, des boîtiers pour des vêtements fabriqués en fibre de bambou...

Certains de ses designs se sont rendus jusque sur les tablettes des magasins. D'autres ont plutôt été abandonnés par les entreprises, sans trop d'explications, mais une fois le cachet payé à l'auteure.

«Garder la main» 

À Sherbrooke, Jean-Sébastien Duguay fréquente aussi les sites de production participative depuis deux ans, et ce, même s'il estime que les cachets sont insuffisants. Comme il occupe un poste de directeur dans une entreprise de production de véhicules électriques, il participe aux concours pour «garder la main» comme graphiste.

«Même si la conception de sites web est mon domaine et que c'est plus payant, je participe davantage aux concours de création de t-shirts ou de logos.» 

«Si je dois passer 10 heures sur un projet et que je ne gagne pas, c'est plate. Disons que ma conjointe aime mieux qu'on regarde un film ensemble plutôt que me voir seul devant mon ordinateur», explique le graphiste au style moderne et minimaliste.

M. Duguay admet qu'il peut compter sur les doigts d'une main les concours qu'il a gagnés. Il a notamment conçu un logo pour une marque de chaussettes pour hommes et un t-shirt avec des dessins de crabes vendu «sur les boardwalk comme celui d'Old Orchard», dit-il en riant.

Comme M. Duguay touche un bon salaire avec son emploi de directeur, il prend les défaites avec un grain de sel. «Quand je gagne, bien sûr, c'est un petit extra. Je le vois comme quelqu'un qui va au casino. Moi, je gamble sur ces sites, mais j'ai quand même plus de chances de gagner que si j'achetais un billet de loto.»

«Même si la conception de sites web est mon domaine et que c'est plus payant, je participe davantage aux concours de création de t-shirts ou de logos», affirme Jean-Sébastien Duguay.

Leur design chouchou

Nous avons demandé à Isabelle Thibodeau et à Jean-Sébastien Duguay de nous parler d'un logo ou d'un emballage qu'ils ont aimé concevoir. Voici leur réponse.

Isabelle Thibodeau

«Mucho, c'est la marque maison d'un grand magasin au Mexique, un peu comme la marque Sans nom, ici, chez Maxi. L'entreprise voulait un nouveau logo qui apparaîtrait sur une grande gamme de produits. Je me suis vraiment battue pendant le concours parce que d'autres graphistes utilisaient les conserves que j'avais dessinées. Ils gardaient mes contenants et ils changeaient seulement les étiquettes. Par contre, je n'ai malheureusement pas remporté le concours. Quand on découvre les gagnants, on a parfois des surprises. Dans ce cas-ci, on peut dire que je n'avais pas du tout le même style que le gagnant, beaucoup plus coloré et criard que moi.»

Jean-Sébastien Duguay

«J'ai choisi ce projet pour démontrer à quel point certaines entreprises n'accordent aucune valeur à la création sur les sites de crowdsourcing. Cette start-up du Brésil demandait un logo pour son nouveau restaurant. Elle a reçu 204 propositions, mais au bout du compte, l'entreprise n'a jamais nommé de gagnant. Le prix a été partagé parmi quelques finalistes et j'ai reçu 33$. Cet exemple démontre le caractère international du site, mais aussi le peu de valeur accordé au travail des designers.»

Photo fournie par Isabelle Thibodeau

La graphiste Isabelle Thibodeau a conçu ces emballages lors d'un concours organisé par une entreprise mexicaine. Elle n'a pas remporté le prix de 595$.

Photo fournie par Jean-Sébastien Duguay

Le graphiste Jean-Sébastien Duguay a élaboré un vaste concept dans le cadre d'un concours organisé par un restaurant du Brésil. Aucun gagnant n'a été couronné et le prix de 299$ a été partagé entre quelques finalistes.

Une pratique qui suscite la grogne

Sur les sites de production participative, les prix offerts pour un logo varient souvent entre 200$ et 500$. Pour le même travail, un graphiste en agence de publicité toucherait au moins 10 fois plus d'argent.

«Il y a beaucoup de gens qui s'élèvent contre le principe parce qu'ils disent que c'est presque de l'esclavage, que c'est abuser des graphistes. Ils disent que les entreprises n'accordent pas de valeur à la création artistique», explique le designer graphique Jean-Sébastien Duguay.

Isabelle Thibodeau, qui cumule plusieurs concours et compte quelques années d'expérience, admet qu'elle soumet de moins en moins de projets aux entreprises. Les cachets sont trop modestes pour des concours qu'elle n'est pas assurée de gagner, dit-elle.

«Il va toujours y avoir des gens qui vont participer au concours. Sur les sites comme 99designs, il y a une grande communauté d'Indonésiens. Deux cents dollars pour moi, ce n'est pas énorme. Pour eux, c'est de l'or en barre», affirme-t-elle.

Et les entreprises? Il sera difficile de changer leur mentalité, croit Mme Thibodeau. «Il y a des entreprises qui ne voudront pas passer par les agences parce qu'elles savent qu'elles vont pouvoir avoir un logo pour 200$. À titre comparatif, le logo du Grand Montréal a coûté 500 000$», souligne-t-elle.

Quelque 500 000$ provenant de l'argent des contribuables. Et le logo conçu en 2008... n'a jamais été utilisé.