La baie d'argousier n'est pas le fruit du grand amour: elle n'a pas le don de provoquer, comme tant d'autres, un coup de foudre à la première croquée. Trop acide. Trop astringente. Et pourtant, sa culture gagne du terrain au Québec, signe que les consommateurs sont de plus en plus nombreux à succomber à ses charmes discrets. Et, non, cela ne tient pas seulement au fait qu'elle a des propriétés nutritionnelles exceptionnelles. Foi de chefs!

Elle a la taille d'une olive, mais affiche une teneur en vitamine C qui peut atteindre 30 fois celle des agrumes et une concentration d'antioxydants exceptionnelle: il ne faut pas chercher bien longtemps pour comprendre pourquoi la baie de l'argousier suscite l'intérêt des consommateurs soucieux de leur alimentation et de leur santé.

«C'est notre orange du Québec!», s'exclame Nathalie Plouffe, qui s'est lancée dans la production de ces petites baies au début des années 2000, moment où le milieu agricole a redécouvert le potentiel du fruit introduit une première fois au Québec, sans grand succès, durant les années 30, en Abitibi, essentiellement pour servir de brise-vent. C'était bien avant la popularisation du concept de «super aliment» qui colle si bien à la peau des fruits de l'argousier et qui explique certainement en grande partie le succès de la deuxième tentative, lancée en 1998.

Car on peut bel et bien parler d'un engouement: si, en 1999, le Québec ne comptait officiellement qu'un seul producteur commercial de baies d'argousier, leur nombre atteignait déjà la vingtaine en 2009 et la cinquantaine en 2013! Et ce ne sont que ceux qui ont déclaré leur activité auprès du ministère de l'Agriculture du Québec (MAPAQ) parce que les revenus qu'ils en tirent dépassent les 5000$ (bruts) par an. «Il y en a certainement davantage», remarque ainsi Guy-Anne Landry, agronome du MAPAQ qui conseille les cultivateurs d'argousier.

Et il reste de l'espace pour la progression, croit le président de l'Association des producteurs d'argousiers du Québec, Félix Nunez: «L'offre ne suffit pas à la demande: tout ce qui est produit trouve déjà preneur.»

L'argousier a de bons arguments pour séduire ceux qui adhèrent aux vertus de l'agriculture biologique. Originaire du nord de l'Europe et de l'Asie, c'est un intrus parfait au Québec. Il connaît peu la maladie et les prédateurs pour le moment, tolère des températures pouvant aller jusqu'à  -43 °C, aime les étés ni trop longs ni trop chauds. «C'est une culture intéressante, car elle prend peu d'espace, se contente de sols relativement pauvres et nécessite peu de produits chimiques», insiste Céline Bellehumeur, l'une des premières à s'être frottée à cette culture, après avoir lu par hasard un article qui en vantait les bénéfices non seulement pour la santé, mais pour l'environnement. En 2001, elle a commandé ses premiers plants: on lui en a livré 2000 dont la tige ne faisait même pas 5 cm de hauteur, qu'il faudrait chouchouter deux ans avant de les mettre en terre. Elle en possède maintenant 5000, tous certifiés biologiques.

«On m'avait dit que cela n'avait pas besoin de trop d'entretien, mais c'est faux! Ça exige beaucoup de travail!», remarque toutefois Nathalie Plouffe de Zone Orange, en Estrie. La récolte manuelle est pénible, en raison des longues épines dont sont hérissés la plupart des cultivars. L'autre option consiste à couper les branches de l'arbre: une fois congelées, il suffira de les secouer pour en faire tomber les baies. Le hic, c'est que les tiges coupées ne produiront pas l'année suivante: pour assurer un rendement stable, on pourra, au mieux, amputer les plants de moitié, laissant derrière la moitié de la récolte potentielle.

Sorbet, sirops, confiture

Les fruits entiers sont surtout vendus congelés ou transformés en sorbet, en sirop, en alcool, en confitures ou en jus, histoire d'adoucir leur forte acidité et leur amertume. On suggère d'en ajouter dans les muffins, un chutney ou un pouding aux petits fruits. «Ce n'est pas un fruit qui se mange comme ça, dit Félix Nunez. Comme la canneberge, il faut l'apprêter pour mieux l'apprécier.»

Une caractéristique qu'il ne faut pas percevoir d'emblée comme un défaut, faut-il toutefois convenir en voyant la place que se taille le fruit sur de grandes tables du Québec portées sur les produits du terroir, comme Lo-Ré, à Sherbrooke, le Toqué!, à Montréal, ou encore le Manoir Hovey. Guillaume Cantin, pilote des cuisines du restaurant Les 400 coups, à Montréal, et gagnant du concours Les chefs!, en a fait l'un de ses ingrédients fétiches depuis ses débuts: «J'ai tout de suite perçu son potentiel, avec son acidité bien équilibrée.» Mais encore faut-il bien choisir les baies pour obtenir de bons résultats, nuance-t-il: «Certaines variétés sont plus fruitées, d'autres plus acides: elles sont assez différentes et il faut bien les utiliser.» Ses papilles exigent un cultivar précis pour le salé, différent de celui utilisé pour le sucré.

Barbara Gateau, auteure du livre Tutti Frutti, adore sa simplicité d'utilisation. «Contrairement à d'autres baies, elle n'a pas besoin d'être transformée ou épluchée, il suffit d'en ajouter une poignée au moment de la cuisson, et le tour est joué, note-t-elle. En plus, les fruits se congèlent très facilement et il n'y a qu'à piocher la quantité désirée dans le congélateur.»

De là à ce que la baie d'argousier se taille une place comparable à la fraise, il y a toutefois un pas qui ne semble pas près d'être franchi. «Pour une culture en émergence, elle connaît une bonne croissance, mais elle n'a pas le profil pour être aussi populaire parce qu'elle n'est pas ancrée dans nos moeurs. On ne va pas en cueillir en famille.» Mais là encore, tout n'est pas mauvais dans ce portrait, puisque l'effet de rareté qui lui est associé attise l'intérêt: vous attirerez davantage l'attention en servant un filet de porc à l'argousier qu'aux canneberges. Après tout, «c'est la seule baie orange qui se récolte au Québec», insiste Guy-Anne Landry.