Je me rappelle très bien le jour où mon père est arrivé à la maison, dans les belles années de la Nouvelle Cuisine, avec un livre de Paul Bocuse, La cuisine du marché. C'est à ce moment, vers la fin des années 70, je crois, que j'ai entendu pour la première fois le nom de ce chef français, de ce personnage mythique.

Dans mon souvenir, le livre ne parlait pas de foie gras ou de truffes, ingrédients cultes, mais plutôt de légumes. Je me souviens d'une recette d'épinards qu'il fallait faire cuire à grande eau mais si peu longtemps, avant de lier le tout avec une touche de beurre et de farine, une larme de crème. Ma réconciliation, non, mon premier coup de foudre pour ces feuilles si savoureuses.

Aller manger à son restaurant, en janvier, a été une sorte de pèlerinage qui m'a replongée dans mes souvenirs d'enfance, dans cette époque où la cuisine de Bocuse n'incarnait pas l'arrière-garde, mais bien l'avant-garde de la gastronomie française. Il y avait lui et Pierre Troisgros, dont on vantait et dont on copiait tant le saumon à l'oseille. Leur cuisine épurée, branchée sur les arrivages du marché, qui laissait beaucoup plus de place aux produits frais, en commençant par les verdures, que la cuisine traditionnelle qui avait cours avant leur arrivée, dans les années 70, faisait rêver.

Adolescente, je ne cessais de me répéter qu'un jour, j'irais manger dans ces grandes tables en commençant par celle de Bocuse, l'Auberge du Pont de Collonges, à une vingtaine de minutes de route de Lyon.

Âgé de 89 ans et atteint de la maladie de Parkinson, Paul Bocuse n'est plus très mobile et il ne va plus rendre systématiquement visite aux convives qui viennent lui rendre hommage et aux cuisiniers qui travaillent dans sa cuisine.

Mais lorsqu'on arrive à l'Auberge, on ne peut pas oublier sa présence. Son portrait et son nom sont partout. Les touristes se font photographier devant son image, peinte sur la façade donnant sur la rue, comme s'il nous parlait par la fenêtre. «Le premier chef starisé», comme le disent ses collègues, celui qui a fait des chefs des vedettes, et qui s'est fait photographier avec un tatouage - oui, il en a un - il y a quelques années, ne passe pas inaperçu.

L'allure des lieux est presque étrange tant on sent le culte pour le personnage. On est accueilli par des hommes en képi et en habits rouges et dorés, la façade du restaurant est peinte de rouge et de vert. Sur le pavé, des plaques dorées arborent les noms des gagnants des Bocuse d'or depuis la création de ce grand prix culinaire, en 1987.

À l'intérieur, la décoration est opulente, avec des lustres, des fauteuils de cuir, du doré, des plantes, beaucoup de tableaux et de textures sur les murs. On est à des années-lumière, à l'antithèse, de tout minimalisme branché.

Le service est cordial, impeccable, immensément respectueux. Si M. Bocuse n'est pas là, Mme Bocuse, elle, vient saluer tout le monde.

La cuisine?

Puisqu'on ne va qu'une fois chez Bocuse, on prend les plats mythiques

- Le potage VGE, aux truffes noires, arrive brûlant et couvert d'une pâte feuilletée aussi parfaite qu'on se l'imagine. Terriblement chaud, le potage se laisse découvrir, même si les gros morceaux de truffe ne sont pas aussi exubérants qu'on l'aimerait.

- Le loup en croûte feuilletée sauce Choron, qui est remarquablement fin, moelleux, non pas tendre, mais attendrissant, avec cette béarnaise tomatée riche et soyeuse, dont on redemande bien sûr. (Avec le recul, je me dis que j'aurais aimé qu'on me souligne la présence de pâte feuilletée dans deux des plats que j'avais choisis, ce qui m'aurait peut-être fait opter, à la place, pour le rouget en écailles de pommes de terre, ou alors pour le gratin de queues d'écrevisses Fernand Point... Avouez que rendu ici, vous avez l'impression d'être dans le film L'aile ou la cuisse ; en tout cas, moi, j'avais un peu cette impression d'être Duchemin, le personnage qu'y interprète Louis de Funès).

- Évidemment, la volaille de Bresse en vessie, «Mère Fillioux», hommage de Bocuse à celle qui lui a montré à cuisiner, la mère Brazier. Le poulet est servi en deux étapes, d'abord la viande brune, puis la viande blanche. Pour ceux qui se le demandent, oui, la poularde est littéralement cuite dans une vessie de porc, ce qui lui permet de garder tout son jus. On la prépare abondamment truffée, évidemment. Aussi bon que spectaculaire, puisque la bête est présentée à table dans sa vessie toute gonflée, que l'on perce sous vos yeux, pour dévoiler la bête.

- OEufs à la neige. Ici, j'avoue que j'ai été déçue. Je m'attendais à plus de ce dessert à base de meringue pochée et de crème anglaise, impeccablement réalisé, mais que j'ai trouvé fade. En revanche, je suis tombée sur le dos en goûtant au gâteau président Maurice Bernachon, dessert mythique, créé pour la cérémonie de remise du grade de chevalier de la Légion d'honneur à Bocuse, des mains de Valéry Giscard d'Estaing (comme la soupe VGE). Pensez génoise au gianduja avec cerises dans l'alcool et pâte d'amande. Un délice juste assez sucré, juste assez «punché», parfait.

Évidemment, ce festin fut ponctué d'autres petits plats: des amuse-bouche, une pause granité au beaujolais, du fromage, des mignardises...

La note? Salée. Les menus de dégustation vont de 160 euros à 250 euros par personne. Comptez plus si vous allez à la carte, bien sûr. Et c'est avant le vin, mais les taxes et le service sont inclus en France.

Est-ce que ça en vaut la peine?

Oui, si on y va en pèlerinage, l'esprit ouvert, pour se laisser émerveiller, pour avoir goûté à cette cuisine-là au moins une fois, pour avoir un nouveau point de repère important.

Photo fournie par l'Office du tourisme de Lyon

Le potage VGE, aux truffes noires, est couvert d'une pâte feuilletée. 

Photo Michel Euler, archives AP

Le chef Paul Bocuse, photographié en 1996, s'est fait connaître avec une cuisine épurée, branchée sur les arrivages du marché, qui laissait beaucoup plus de place aux produits frais que la cuisine traditionnelle.