En un peu plus de 30 ans, le Québec a fait un bond de géant côté boulangerie. Sur bien des tables, le pain blanc tranché industriel a laissé sa place à des pains croûtés qui n'ont rien à envier aux créations des meilleurs boulangers du monde. Un savoir-faire qui n'est pas hors de portée. Êtes-vous prêts à mettre la main à la pâte?

1977. Interviewé à la télévision de Radio-Canada, le pilote-vedette de formule 1 Gilles Villeneuve se plaint que le pain en France, où il a emménagé, n'a pas le même goût que le «chimique» qu'il achetait au Québec. Celui vendu en sac de plastique, en belles tranches régulières, parfaites pour le grille-pain et qui reste moelleux des jours durant. C'était l'époque où trouver une baguette le moindrement croûtée relevait de l'exploit au Québec. Où le choix de pain se résumait à brun ou blanc. Grosso modo.

Bien sûr, aujourd'hui encore, les rayons d'épicerie ne manquent pas de pain industriel, mais il se passe décidément quelque chose dans l'univers de la boulangerie depuis quelques années. La filière artisanale se réveille, un peu comme elle l'a fait dans le domaine du fromage il y a une vingtaine d'années. Les boulangeries de quartier se multiplient et font montre d'un réel talent: on pense à Montréal à Mamie Clafoutis, à Guillaume ou à Joe La Croûte, mais aussi à la boulangerie Toujours dimanche à Matane ou au Garde-manger de François à Chambly, la vague déferlant bien au-delà de la métropole.

Des Québécois ont même été couronnés dans les concours internationaux les plus prestigieux (Le Pain dans les voiles a notamment reçu le prix de la meilleure baguette au Mondial du pain, en 2011).

«Cela fait 10 ans qu'on se réveille côté bouffe au Québec: les gens sont plus alertes et veulent manger mieux. C'était sûr que le pain allait suivre», dit Albert Elbilia, qui vient de publier Boulange et boustifaille, un magnifique livre de recettes de boulangerie.

Or, le Québec bénéficie d'un net avantage sur la France, croit-il: «La tradition n'entrave pas notre côté créatif, la nouvelle génération de boulangers d'ici est moins conservatrice. Elle s'amuse, elle explore.» D'où ces pains à la bière, aux bananes, aux épices, salés et sucrés que l'on voit fleurir sur les étals.

«Il reste du travail à faire, mais nous sommes très bien servis maintenant à Montréal quand on se compare à la France où l'on est souvent déçus», observe d'ailleurs Guy Bonraisin, président de l'Association des boulangers artisans du Québec (ABAQ). Et il y a lieu de penser que la situation va continuer de s'améliorer avec l'entrée en vigueur cette année d'un nouveau programme de compagnonnage de trois ans, pendant lesquels cinq apprentis sillonneront le Québec et l'Ontario pour perfectionner leur art.

Mais maintenant que le public prend plaisir à acheter du bon pain artisanal, Albert Elbilia entend les convaincre qu'il est aussi possible d'en faire à la maison. Même si l'on n'est pas un professionnel. Comme lui.

Photographe et directeur artistique (on lui doit notamment les livres Les Touilleurs et Marché Jean-Talon), Albert Elbilia n'a commencé à s'intéresser au pain qu'à la demande de ses filles. Son premier n'a pas été une réussite. Rose et mou. «Déformation professionnelle, j'ai décidé que si je faisais du pain, il faudrait qu'il soit beau aussi.» Et pour cela, il faudrait nécessairement qu'il soit bon aussi. «C'est plus dur de réussir un beau pain qu'un bon pain, tu n'as pas droit à l'erreur dans la préparation», dit-il.

Un beau pain est celui qui a bien gonflé, dont la croûte porte de jolies scarifications et dont la mie est bien alvéolée. C'est aussi celui qui laissera de belles miettes sur la table quand on le déchire avec les mains: «Un pain sans miettes, ce n'est pas normal.»

Albert Elbilia a fait ses devoirs: il a transformé sa cuisine en laboratoire, multiplié les essais et erreurs, les visites chez les boulangers du Québec. Pétri, fariné, appris le sens des mots «grigne» (déchirure à la surface du pain obtenue après la cuisson), «pointage» (l'étape pendant laquelle la pâte prend du volume) ou «frasage», l'étape où l'on mélange des ingrédients pour en faire une masse. De fournée en fournée, au fur et à mesure que ses miches devenaient de plus en plus photogéniques, son intérêt n'a jamais cessé de croître.

«Faire son pain apporte un sentiment d'accomplissement incroyable: même le plus beau des gigots d'agneau ne sera jamais aussi esthétique qu'une belle miche, note le directeur artistique. Les gens sont toujours impressionnés de voir qu'on prend le temps de faire du pain pour eux et qu'on obtient un résultat digne d'une belle boulangerie.»

Boulange et boustifaille, 75 recettes pour faire la fête autour du pain, d'Albert Elbilia, Éd. de l'Homme, 240 p., 32,95$

Photo Pascal Ratthé, Le Soleil

Le chef Stelio Perombelon et Albert Elbilia (à droite) se sont découvert une réelle passion pour la boulangerie au fil des dernières années: les deux amis s'échangent même, plusieurs fois par semaine, les photos de leurs dernières fournées par texto, avec le type de farine et de levure en guise de légende.