Entre les plants odorants des tomates marmandes de Brécenne, le fruit juteux entre les doigts, Alain Passard déclare sa flamme: «ce jardin m'a sauvé. Sans lui aujourd'hui, je ne serais peut-être plus cuisinier».

Ouf! les gastronomes ont eu chaud: depuis 2002, le chef aux trois étoiles (L'Arpège, à Paris) entretient son inspiration et sa passion dans son potager de la Sarthe où il célèbre cette semaine l'apparition des premières tomates de saison, de pleine terre évidemment, avec 15 jours d'avance malgré les pluies récentes.

Pour nourrir son talent, le chef jardinier Sylvain Picard gère ici, à 20 minutes du Mans, 4 hectares de légumes et de fruits, d'aromatiques et de racines, qui imposent au luxueux établissement et à ses clients privilégiés de respecter les temps de la nature et les saisons.

«Le défi, c'est d'alimenter un Trois étoiles du 1er janvier au 31 décembre qui repose pour sa carte à 80% sur nous. Ça met une petite pression quand même», admet le jardinier qui chaque jour fait sa cueillette et prépare ses livraisons toutes fraiches pour le restaurant.

Avec les deux autres jardins du chef, dans l'Eure et dans la Manche, ils sont chargés de l'approvisionnement exclusif de L'Arpège en légumes et fruits - sauf les agrumes. Celui de la Sarthe, le Gros Chesnay, fournit à lui seul de 1,5 à 1,8 tonne de végétaux par mois. «Pas loin de 4 tonnes de tomates jusqu'en octobre» - qui ne connaissent jamais le frigo.

«Avec les garçons», raconte Alain Passard en évoquant les équipes aux jardins, «on travaille ce qu'on ne connaît pas et on redécouvre des sapidités qu'on avait oubliées». Une tomate aux notes herbacées, «presque du basilic, rehaussée d'une pointe d'agrumes», relève-t-il avec gourmandise, piochant au vocabulaire des grands parfumeurs.

Cette année, le potager du Gros Chesnay cultive 78 variétés de tomates, 3200 pieds. «J'ai besoin de ça», assure le chef, qui vante l'acidité ou l'astringence d'un fruit, la couleur et la chair dense d'un autre. Toutes ne sont pas inscrites au catalogue officiel des semenciers qui en retient moins d'une centaine sur les 12 à 14 000 variétés connues à travers le monde. Mais le culte de la diversité impose parfois de caresser les frontières de la légalité.

Retrouver les saisons

«On invente, on cherche des nouveautés. Parfois on trouve des choses formidables, mais Alain ne peut rien en faire», constate Sylvain Picard qui s'adresse aux collectionneurs de tomates ou de haricots pour élargir sa palette et surtout s'adapter à la créativité débridée du chef. Il a carte blanche, il le sait. Histoire de confiance: «On sait ce qu'ils attendent en cuisine».

Il multiplie ainsi les géraniums aux feuillages odorants - citron, gingembre, pomme et noisette - que le chef traite sous forme d'huiles parfumées, et tente cette saison une nouvelle aromatique, l'épazote ou «thé du Mexique», au goût poivré, presque camphré.

Il faut du goût et des couleurs pour les assiettes. Des poivrons «chocolat» et des «nikita blancs». «J'ai une douzaine de carottes, mais je cherche toujours une carotte rouge au coeur blanc. La seule qui existe nécessite d'être traitée». Or on travaille ici en 100% bio - sans cependant rechercher la certification, coûteuse.

«Je ne dis pas qu'on a les meilleurs produits du monde, mais c'est la curiosité et la diversité qui font la différence», note le jardinier.

Les équipes de L'Arpège se rendent régulièrement dans les potagers et celles des jardins viennent en cuisine, à Paris, pour regarder comment on traite leurs productions. Chacun se nourrit du savoir-faire des autres.

Alain Passard a enfilé ses habituels gants blancs et dégainé sa lame pour tailler dans la Marmande un carpaccio arachnéen. Puis brandissant une fine lamelle de tomate en transparence s'exclame «Comme c'est beau!». À peine un trait d'huile d'olive, un soupçon de sel: rester simple.

«Avant d'avoir un jardin, confie-t-il, j'avais perdu toute notion de saisonnalité. Aujourd'hui j'aime ce rendez-vous, on attend les choses: l'été, quand il fait beau on est sur la branche et on mange des tomates. L'hiver, quand il fait froid, on est à la cave et on mange des racines» résume-t-il. Simple.

Photo Jean-François Monier, AFP