Même dans les comptoirs les mieux garnis, vous ne trouverez guère plus de quatre ou cinq fromages de lait cru québécois. Cinq ans après la crise de la listériose, ils semblent plus rares que jamais et la signature d'un nouvel accord de libre-échange avec l'Europe n'aidera en rien à renverser la tendance.

Les nouveautés de la fromagerie Au gré des champs passent rarement inaperçues, et ce n'est pas seulement parce qu'elles sont délicieuses. Un mot s'accole toujours à leur nom: cru. Trois lettres qui sont rares dans le vocabulaire de la fromagerie au Québec.

S'il ne s'écoule guère plus de deux semaines sans qu'un nouveau fromage soit mis en marché dans la province, on compte sur les doigts d'une main ceux au lait cru qui ont été créés au fil des deux dernières années... pour disparaître aussi vite, dans bien des cas.

Selon un décompte effectué par La Presse, il n'existe que sept fromageries au Québec produisant exclusivement des fromages au lait cru, sur quelque 110 dans la province. Sans tambour ni trompette, plusieurs ont opté ces dernières années pour la thermisation, un processus qui vise à chauffer le lait au-delà de la température de traite pour éliminer une partie de la flore bactérienne, sans atteindre les seuils de la pasteurisation. C'est le cas de la fromagerie Nouvelle-France, qui a délaissé le lait cru au profit du thermisé pour son Zachary-Cloutier. Le cas aussi des Fromagiers de la table ronde, de la fromagerie F.X Pichet, de la fromagerie Lehmann ou encore de la Fromagerie des Cantons pour son El Nino. Et si le Louis d'Or, le plus médaillé des fromages du Québec, a échappé à la vague, le bleu d'Élisabeth, produit lui aussi à la fromagerie du Presbytère, est désormais thermisé.

«Ce n'est pas compliqué: quand le boom des fromageries a commencé au Québec, tout le monde faisait au moins un fromage au lait cru, mais maintenant, il ne reste plus que quelques irréductibles», regrette Rose-Alice Côté-Boivin, de la fromagerie Médard, qui fait elle-même partie de ceux qui ont troqué le lait cru pour le pasteurisé.

Des normes qui embêtent

«C'est dommage», ne peut s'empêcher de remarquer le directeur du Centre d'expertise fromagère du Québec (CEF), Abdel Ould Baba Ali. Car si certains affirment que la thermisation a peu ou prou d'effet sur le produit fini, cet expert n'est pas de cet avis. «Le fromage au lait cru, c'est la Cadillac des fromages, celui qui a le plus de caractère, le plus typé. Plus un lait est transformé longtemps après la traite, plus il est chauffé ou réfrigéré, plus il se dégrade et perd de son goût.»

L'abandon du lait cru s'effectue donc rarement dans la joie et l'allégresse. «On pense tous qu'un vrai fromage du terroir, c'est un fromage au lait cru, avec ses levures naturelles, un goût typique, note Simon-Pierre Bolduc, maître fromager de la réputée La Station, à Compton. Mais nous sommes passés au thermisé il y a deux ans à cause de la législation, parce que les normes [du cru] sont très, très sévères et difficiles à respecter.»

«Le fantasme de tout fromager, c'est de transformer le lait le plus frais possible, renchérit Rose-Alice Côté Boivin. Chez nous, nos vaches vont à l'extérieur, broutent dans les prés, mon père fait la traite: la qualité du lait est exceptionnelle, mais on le pasteurise parce que les mesures imposées pour le lait cru sont trop contraignantes.»

Les normes du ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation (MAPAQ) ont été resserrées en juillet 2008, modifiant de manière importante la production et la transformation de lait cru. Quatre principaux pathogènes sont évalués, pour lesquels les contrôles peuvent être aussi fréquents qu'aux quatre semaines. Les infractions s'accompagnent d'amendes variant de 250$ à 2000$, mais rien n'est plus terrible pour la réputation et les finances qu'un rappel de produit médiatisé.

Plusieurs fromagers se plaignent de la sévérité des normes d'asepsie (contrôle des bactéries) sur les lieux de transformation, et du fait que les fromages importés ne soient pas soumis au même régime que les québécois: ce sont les normes en vigueur dans les pays d'origine qui s'appliquent, et les autorités canadiennes ne contrôlent que le produit fini. Or, ces normes sont parfois moins strictes outre-mer.

Cru d'ici et d'ailleurs

Rudy Ducreux en sait quelque chose, lui qui a travaillé comme fromager pendant 20 ans, en France (où il faisait du Roblechon au lait cru), avant de venir s'installer à Saint-Basile-de-Portneuf. «Mes collègues rigolent quand je leur explique les normes qu'on a ici: ça serait plus facile pour moi de produire mes fromages en France et de les exporter au Québec.» Il est l'un des rares à continuer le développement de fromages au lait cru ici.

Le Ministère se défend bien d'adopter une position trop rigide. «Toutes nos normes sont harmonisées avec le Codex Alimentarius [de l'Organisation des Nations unies], un document mondialement reconnu, et visent à protéger le consommateur», insiste Josiane Garneau, microbiologiste du MAPAQ.

Marie-Claude Harvey, de la fromagerie F.X.Pichet, qui a troqué le cru pour le thermisé depuis 2008, est du même avis. «Je me soulève contre ceux qui trouvent que les contrôles du MAPAQ sont trop sévères. La sécurité alimentaire des consommateurs est trop importante», dit celle qui possède le seul permis fédéral de commercialisation d'un fromage non pasteurisé (mais thermisé) de moins de 60 jours.

Définitions

> Fromage de lait cru

Le fromage au lait cru est fait de lait frais n'ayant subi aucun traitement thermique susceptible de détruire ses ferments naturels. Il doit être impérativement fabriqué dans les 24 heures suivant la traite des vaches, brebis ou chèvres.

> Fromage de lait thermisé

Le MAPAQ n'a pas établi de définition officielle de cette appellation, qui englobe pour le moment tous les fromages dont le lait aura été chauffé à une température supérieure à celle du moment de la traite (autour de 40°C). Ce processus permet d'éliminer certaines bactéries, mais est moins radical que la pasteurisation.

> Fromage de lait pasteurisé

Le lait cru est chauffé soit à 61,6°C pendant 30 minutes, soit entre 72°C et 85°C pendant 15 à 20 secondes, ce qui permet de détruire les principales bactéries présentes, les désirables comme les indésirables. La majorité des fromages consommés au Québec sont pasteurisés.

> Normes québécoises

Les normes québécoises en vigueur depuis juillet 2008 visent tous les processus de fabrication du fromage, de la collecte du lait en passant par la salubrité de l'eau utilisée et le nettoyage des surfaces de travail, et l'analyse des produits finis, entre autres. Le nombre de visites des inspecteurs varie d'une à plus d'une douzaine par année. Des prélèvements microbiologiques sont effectués quatre fois par année à l'improviste.

Le Québec cru

Les fromageries ne manquent pas au Québec, qui en compte désormais quelque 110. Mais à peine 13 d'entre elles fabriquent des fromages non pasteurisés.

> Des fromageries produisant exclusivement des fromages de lait cru (points bleus)

> Fromagerie produisant des fromages au lait cru et des fromages thermisés ou pasteurisés (points mauves)