Il fait un froid inhabituel en cette fin de novembre à la Cabane à sucre Au Pied de cochon, à Saint-Benoît de Mirabel, mais cela ne rafraîchit en rien l'enthousiasme du chef italien Massimo Bottura pour le paysage qui s'offre à lui.

«J'adore ça ici, lance-t-il de vive voix en admirant l'érablière glacée sous le soleil que le chef québécois Martin Picard lui fait visiter. J'adoooooore!»

Chef de l'Osteria Francescana, à Modène en Émilie-Romagne, dans le nord de l'Italie, triplement étoilé par le guide Michelin, cinquième de la planète selon la fameuse liste des «50 meilleurs restaurants du monde», Bottura est une grosse pointure gastronomique.

«Il est le chef italien le plus célèbre dans le monde, résume Stefano Bonilli, créateur du célèbre guide Gambero Rosso et critique gastronomique émérite. Et en Italie, il est devenu un point de référence pour tous les jeunes chefs.»

Sauf que lorsqu'on rencontre le maître émilien, avec ses sempiternelles baskets New Balance et ce regard enjoué qui a toujours l'air prêt à rire de la prochaine blague, on a l'impression de tomber sur un gamin qui s'émerveille à la moindre nouveauté.

D'ailleurs, à la cabane à sucre, il plonge dans la tire d'érable et le pudding chômeur avec extra glace à la vanille comme s'il avait 9 ans. «Wow, wow, wow!», lance-t-il après en avoir repris huit fois, la cuillère enfouie directement dans la cassolette.

Et puis, en regardant ses interlocuteurs québécois: «Je mords dans vos souvenirs, n'est-ce pas?»

Bottura était de passage au Québec pour cuisiner avec l'équipe du Toqué! et de Maison Boulud au grand repas bénéfice annuel de la Fondation de l'Ataxie Charlevoix-Saguenay. C'est la femme de Bottura, Lara Gilmore, qui a convaincu son mari surbooké d'y assister. Un de leurs enfants, Charlie, est aussi atteint d'une grave maladie dont le chef préfère ne pas parler. Le projet les a touchés.

Cuisiner en racontant

Bottura a donc atterri à Montréal entre deux voyages. Un peu de Monaco par-ici et d'Afrique du Sud par-là. La grande vedette de Modène est en demande partout.

Croisé à Turin lors du Salone del Gusto de Slow Food, il se retrouvait au centre d'une meute de caméras qui cherchaient à capter ses moindres gestes lors de la préparation de son plus récent plat culte, «Le lièvre caché sous la forêt». L'animal, sous forme de royale au foie gras, s'y dissimule sous un lit d'épices multicolores caramélisées reproduisant l'allure du camouflage.

Le chef italien n'a rien de traditionnel. Même s'il prépare de redoutables tortellinis classiques, servis dans une crème au parmesan, directement dans une meule creusée, ou s'il adore les spaghettis «à rien» - avec un peu d'anchois, des miettes de pain, de l'ail, de l'huile -, sa cuisine est d'abord et avant tout avant-gardiste. Il a passé du temps dans les cuisines du célèbre El Bulli, en Espagne. Et sa vision de l'Italie, bien qu'ancrée solidement dans ses racines d'Émilie-Romagne, dépasse largement les clichés.

Dans son restaurant de Modène, le voyage en Italie qu'il propose aux convives passe par des plats qui, comme celui du lièvre, ressemblent à des contes. Le parmesan aux cinq identités, la pomme de terre qui voulait devenir une truffe... On se balade le long du Po avec de l'anguille, on retrouve amandes et olives ensemble dans un plat évoquant la Sicile.

«Et on n'a même pas commencé à voir tout ce que peut être la cuisine de Massimo», confie Rene Redzepi, chef du Noma à Copenhague, ami avec le chef italien depuis leur rencontre en Espagne, il y a une douzaine d'années.

«Cet homme est tellement de choses, impossible de lui donner une seule étiquette», poursuit Redzepi, qui se rappelle avoir vu Bottura, en Catalogne, jeter brusquement un immense plat de pâtes servi aux employés du El Bulli en hurlant qu'elles étaient immangeables.

«Un jour, poursuit le chef danois, Massimo est comme un enfant hyperactif; un autre, c'est un maître zen réfléchissant sur des questions importantes, ou alors c'est le gars qui se fâche et crie ou encore il est charmant, toujours super intelligent...»

Des recettes dans le coeur

En entrevue à Montréal, assis au bar du Toqué! où Bottura a posé son tablier, la conversation part d'ailleurs dans mille directions. On parle des banquets romains de l'Antiquité, des origines du vinaigre balsamique, fierté de Modène et ingrédient crucial de sa cuisine, on bifurque vers Montréal, dont le chef adore l'énergie, l'intensité, l'accueil. Et puis il raconte une anecdote au sujet du très grand chef français, Alain Ducasse, avec qui il a fait ses classes. Le jour de son départ, relate le chef italien, Ducasse a pris le carnet de notes du jeune chef et l'a déchiré, devant tout le monde. «Il m'a dit que je n'en avais plus besoin. Il m'a appris à regarder à l'intérieur. Une très grande leçon.»

Aujourd'hui, croit Andrea Petrini (un critique franco-italien qu'on peut lire notamment dans Le Nouvel Observateur et organisateur d'événements gastronomiques conceptuels), «on ne va pas chez Bottura que pour bien manger, mais pour entrer dans un univers avec ses lois, ses paramètres».

Selon Petrini, tout en cherchant à s'enraciner dans un terroir profond (l'Émilie-Romagne et ses produits phares, du parmesan au balsamique), Bottura explore de nouveaux langages aux fourneaux. «C'est moins la marque du grandissime cuisinier - qu'il est, bien évidemment - que du véritable visionnaire», dit-il.

Polémiques

En Italie, l'avant-gardisme du chef ne passe pas inaperçu et dérange. Une oeuvre d'art en forme de sac-poubelle posée devant son restaurant, dans le coeur de Modène, a causé un émoi. Il faut dire que son établissement a presque des airs de galerie d'art, rempli minutieusement de pièces contemporaines souvent provocatrices d'artistes de renommée internationale comme Olafur Eliasson, Matthew Barney ou Maurizio Cattelan.

Il y a cinq ans, le chef s'est aussi retrouvé au coeur d'une polémique lancée par une émission de télévision populaire d'une des chaînes de Silvio Berlusconi. Dérangé par le caractère iconoclaste de la cuisine de l'Osteria Francescana, on a accusé le chef de servir de la nourriture bourrée d'ingrédients chimiques. Des inspecteurs sont venus à son restaurant. «L'horreur, se rappelle Bottura. L'horreur. Avez-vous idée de ce que j'ai pu ressentir le jour où ma fille est arrivée à la maison en me demandant: Est-ce vrai, papa, que tu empoisonnes les gens? «

Un mouvement à sa défense s'est alors créé, regroupant entre autres des membres importants de Slow Food, cet organisme voué notamment à la protection et à la promotion des traditions culinaires. Et aujourd'hui, tout cela est chose du passé. Mais le chef a été très blessé par l'épisode. «Ça a laissé un goût amer, admet-il. Mais que voulez-vous, ces gens sont contre le changement.»

Photo : Bernard Brault, La Presse

Bottura (au centre) avec les chefs Normand Laprise  et Daniel Boulud.