On ne trouve pas grand-amateurs de bonne chère pour nier que Normand Laprise est le plus grand chef canadien du moment. Autant par la qualité et la créativité de sa cuisine actuelle que par l'immense influence qu'il exerce dans tout le pays, depuis 20 ans. Cette année, il publie pour la première fois un ouvrage où il partage sa vision de la cuisine québécoise et propose des pistes pour qu'elle aille plus loin. Portrait d'un homme toqué, d'une intégrité bouleversante, qui a changé notre paysage gastronomique.

Il est 15 h 34. Je suis en retard à mon rendez-vous avec le chef Normand Laprise qui, lui, est au poste, comme prévu, en vêtements de course, prêt à grimper le mont Royal.

L'entrevue doit se dérouler ainsi. J'avais proposé une visite de marché ou une balade en forêt en quête d'herbes sauvages, mais le chef veut jogger et parler en même temps.

Sur le chemin Olmstead qui monte vers les hauteurs du parc, les sujets de discussion défilent. Comme c'est toujours le cas avec Normand Laprise, on parle de tout. De cuisine, de palmarès de restaurants, de son enfance, de son nouveau livre, de l'équipe de son restaurant Toqué! fondé en 1993 avec son associée Christine Lamarche, de son fils Thomas, 18 ans, et de ses deux filles, Béatrice et Juliette, qui ont aujourd'hui 5 et 4 ans. Il partage ses frustrations face au monde alimentaire québécois, qui rend encore difficile la vie des petits producteurs, qui encourage le gros et l'industriel, qui n'appuie pas assez les créateurs.

On connaît aujourd'hui Normand Laprise pour ses plats précis et inventifs, mais au moment de l'entrevue, il était dans un espace de réflexion culinaire, presque politique, préoccupé par l'approvisionnement local, durable, sauvage, bien avant tous les autres.

«Normand, il a toujours été en avance», confie son grand grand ami, le chef Daniel Vézina, avec qui Laprise est parti pour la première fois en appartement, derrière l'hôpital de Limoilou à Québec. Il avait à peine 17 ans.

Les deux se sont connus sur les planchers de danse d'une discothèque de la capitale. Vézina était l'adorateur de Saturday Night Fever. «Normand, lui, était plus Grease», explique Vézina. Le chef raconte que dans le bus qui les amenait à la polyvalente où le jeune Laprise étudiait le débosselage, les autres jeunes se moquaient de son style rétro noir et blanc inspiré par le film. «Et puis, après, on s'est rendu compte que c'était lui qui était en avant de tout le monde», ajoute Vézina.

En débosselage, Laprise n'est pas heureux. Ses stages l'ennuient. «Il voyait ça comme un art, mais on lui demandait simplement de changer des pièces», raconte Vézina. Son coloc, lui, s'éclate dans ses expériences en cuisine. Au point où son ami décide finalement de faire comme lui. Il a 18 ans.

Boulots dans des cafétérias, des restaurants, dont le Marie-Clarisse où le chef Jacques LePluart enseigne beaucoup au nouveau passionné... La nouvelle vie de Laprise démarre rapidement. Il trouve le temps de retourner à l'école pour étudier la cuisine. «Normand s'est viré sur un 10 cennes», raconte son ami Vézina.

Sa carrière était lancée.

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Nous joggons sur la montagne et Laprise parle de tout, notamment de son enfance, de ses années passées à Saint-Pacôme-de-Kamouraska, dans une campagne au goût de lait cru et d'oeufs frais pondus.

C'est seulement en parlant à ses amis et en lisant une biographie préparée par HEC-Montréal que je réalise qu'il était alors en famille d'accueil. Malade et incapable de veiller sur ses sept enfants, sa mère a dû «placer» ainsi ses petits pendant plusieurs années. Quand le jeune Normand revient dans sa famille, finalement réunie à Québec, il a 11 ans. Et il a de la difficulté à s'habituer à manger autre chose que les produits frais de la ferme où il a vécu des années formatrices.

Dire aujourd'hui que Normand Laprise a une passion pour les produits frais, régionaux, naturels, n'est pas juste. Ces produits, il en a fait sa vie. Toute une génération de petits producteurs québécois existe grâce à lui, parce qu'il cuisine leurs aliments, parce qu'il a montré l'exemple aux autres restaurants, parce qu'il a montré à ces fermiers comment faire mieux. «Il nous a enseigné le sens de la régularité, le sens de la qualité... Et le jour où il nous a mis au menu, il ne nous a plus jamais enlevés», explique Carl Rousseau de chez Gaspor, éleveur de porcs.

Si le livre Toqué! - Les artisans d'une gastronomie québécoise a pris tant de temps à produire, c'est parce que tous les ingrédients qui ont été photographiés proviennent d'ici et ont été pris en saison. La moindre asperge, la moindre fraise. Il a fallu attendre que le temps passe. Le livre a même été imprimé au Québec, quitte à faire grimper la facture par rapport à ce que ça aurait pu coûter s'il avait été imprimé en Chine. Le chef voulait respecter ses principes sur l'approvisionnement local.

«Je voulais être intègre», explique-t-il.

Lorsqu'on demande à ses amis et collègues quelles sont les qualités de Normand Laprise, consacré meilleur chef au Canada par le magazine MacLean's, ce mot revient constamment: intégrité. Sa cuisine est inventive, mais avant tout fidèle aux principes de respect des produits et des producteurs, que le chef a toujours suivis.

Intègre peut parfois rimer avec toqué, voire têtu. Avec lui, le compromis n'est jamais une option. Bâcler non plus. «Normand, il prêche par l'exemple», affirme Charles-Antoine Crête, le bras droit de Laprise au Toqué! et à la brasserie T!

Et il rallie les autres, chemin faisant.

«Je me rappelle la première fois que je l'ai vu, à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec», raconte son grand ami, le chef Martin Picard, qui a travaillé au premier restaurant montréalais de Laprise, le Citrus. «Il avait mis volontairement de la sauce sur le bord d'une assiette et quelqu'un voulait la nettoyer. Il a dit: Tu ne touches pas à ça et j'ai tout de suite compris que c'était lui qu'il fallait écouter, qu'il menait. Il a tout un charisme.»

Et ceux qui sont ses amis peuvent compter sur son intégrité en amitié, sa loyauté. «T'a-t-on déjà raconté la fois où il est parti à 5 h du matin chercher le chien de Martin Picard qui était perdu», demande Crête. «Il suit nos rythmes de fou, peut danser jusqu'à 5 heures du matin. Il pense parfois trop aux autres», confie-t-il. Et il est très patient, ajoute le jeune cuisinier, qui travaille depuis 13 ans avec son mentor. «Je le sais, dit-il, je l'ai testé à quelques reprises.»

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Nous joggons et nous sommes presque arrivés tout en haut. Je propose d'aller jusqu'à la croix, mais Laprise préfère aller voir la vue au belvédère. En arrivant, surprise! Une table, avec antipasti, pain et chablis, est montée au pied du grand Chalet, au beau milieu de la place qui surplombe la falaise, d'où les touristes admirent la ville.

L'effet est saisissant. Et n'a rien de gratuit.

Sur le chemin, Laprise a longuement parlé de sa vision de la gastronomie du Québec, un espace immense, dit-il, vaste et libre, qui doit encore être conquis. «On peut encore en faire tellement plus», explique le chef. Plus avec les produits d'ici qu'on ne connaît pas encore, qu'on ne mange pas assez souvent, qu'on distribue mal. Produits sauvages, produits de la mer. Plus avec les talents à former, à reconnaître. Plus avec tous ces lieux qui sont ignorés et pourraient servir d'écrin à des expériences gastronomiques fortes, sensées.

Installer une table du Toqué! dans un des plus jolis sites, vides, sous-exploités, du parc du mont Royal, c'était montrer à quel point on peut aller plus loin.

Publié aux Éditions du Passage et illustré avec des photos de Dominique Malaterre, Toqué! - Les artisans d'une gastronomie québécoise est un magnifique ouvrage épuré, où le chef et ses acolytes, notamment son associée Christine Lamarche et son chef de cuisine Charles-Antoine Crête, expliquent ce qu'est, selon eux, l'expérience du Toqué!

Car, au-delà des nappes blanches, des coupes de champagne et du luxe associé à cette grande table Relais&Châteaux, le Toqué! est un laboratoire gastronomique où l'on cherche depuis près de 20 ans comment mettre en valeur les produits du Québec. D'abord en refusant de cuisiner autre chose que des produits régionaux, puis en encourageant les agriculteurs, pêcheurs et autres éleveurs à diversifier la production afin que les cuisiniers aient plus de variétés de légumes, de poissons, de fruits de mer, de viandes, à mettre sous la dent. Aujourd'hui, Laprise est dans une autre phase: la maximisation des produits, un exercice pour utiliser au maximum les ressources et ne plus rien gaspiller. Pensez à la moindre pelure de tomate acheminée vers une gelée ou une poussière...

Le livre propose des recettes pour explorer la cuisine dans ce sens. Et le chef espère que cela contribuera à encourager tous les cuisiniers québécois, professionnels et amateurs, à partir ainsi à la découverte de nouvelles saveurs, textures, expériences, dans leur propre jardin.

«Avec le livre, on fait le point sur ce qu'on a fait et où l'on en est, explique Laprise. Mais il y encore beaucoup d'espace à découvrir au Québec. On est chanceux. Tout reste encore à faire.»

«Normand, il est très significatif pour les producteurs. Il cuisine nos produits, mais il nous a aussi envoyés dans plein de places, comme au 11 Madison et chez Daniel à New York.» Carl Rousseau, fournisseur de porcelets Gaspor

«Pas de Normand, pas de Charles-Antoine. Je serais là quand même, mais pas pareil.» Charles-Antoine Crête, chef de cuisine au Toqué!

«Son plus grand défaut? Être meilleur que moi! Il est très inspirant et par son exemple, il m'a amené à me dépasser.» Daniel Vézina, chef et ami

Photo Robert Skinner, La Presse

Arrivée au Belvédère