Le long de la route qui mène vers Jaczno, des dizaines de cueilleurs de champignons sauvages, assis pratiquement par terre devant un étalage de fortune, proposent leurs cèpes et leurs chanterelles à tous, sans façon.

Puis, lorsqu'on entre dans la ville de Suwalki, le chef-lieu de la région de Suwalszczyzna, on tombe sur un énorme Tesco, un supermarché géant, succursale d'une chaîne britannique.

Laquelle de ces deux réalités est la plus moderne?

Pour bien des Polonais, il n'y a pas de doute que la grande surface est une libération. On y trouve de tout quand on le veut. C'est l'antithèse de la grisaille rationnée des années communistes.

Mais pour d'autres, plus rares, ce sont les cueilleurs de fortune qui incarnent l'avenir. Leurs produits sont frais, régionaux, uniques.

«Ici, c'est le retour vers le futur», résume le chef français Inaki Aizpitarte lors d'une séance de discussion de Cook it Raw.

On ne peut pas s'étonner, explique le réalisateur et gastronome Maciek Kowalczuk, de voir les paysans du coin aller chez Tesco. Lui-même se rappelle la joie d'avoir enfin accès à de la soupe chinoise en sachets au début des années 90, après des années où ce genre de mets était introuvable. Aujourd'hui, il n'en mange plus, mais il faut comprendre que le simple fait de pouvoir préparer du riz au lieu des pommes de terre, après la chute du communisme, était à l'époque une révélation.

Sauf que cette euphorie, croit-il, est dépassée, et il faut revenir à ce qu'il y a toujours eu ici.

«Le problème, ici, aujourd'hui, c'est que les gens sont gênés de montrer leurs produits, qui ne sont peut-être pas les meilleurs selon des critères français ou italiens, mais qui sont intéressants et authentiques», dit-il.

L'intérêt d'un événement comme Cook it Raw, croit Claude Bosi, chef de l'Hibiscus, à Londres, est d'amener des chefs d'expérience dans ce type de lieu oublié pour provoquer une réaction aux circonstances locales (traditions, produits). Lui-même, d'ailleurs, a été fasciné par le travail des Tatars, un peuple musulman d'Europe de l'Est dont quelques représentants sont venus rencontrer les chefs de Cook it Raw pour leur montrer des recettes: balesh (feuilleté à l'agneau), mijoté de chevreau, baklavas, thé à la cannelle et à la cardamome... «En utilisant les ingrédients d'ici, note le chef français, on donne aux gens d'ici confiance en leurs produits, leur richesse locale.»

«C'est vrai qu'on n'a pas confiance en nous-mêmes, dit Modest Amaro, chef polonais. Mais juste en choisissant de venir ici, vous avez un grand impact.»

Le problème, croit Zbyszkek Kmiec, «vagabond culinaire», c'est que la modernité d'après la chute du mur de Berlin n'est pas si différente, étrangement, de l'ère précédente et impose aussi ses limites. «Avant, les paysans n'avaient pas le droit de tuer leurs propres cochons à cause du communisme; maintenant ils n'ont plus le droit à cause de l'Union européenne.»

Les règles agricoles de l'UE imposent des modèles qui découragent la protection des petites fermes traditionnelles et encouragent la fréquentation de grands supermarchés où sont écoulés à bas prix des fromages, fruits, légumes et viandes produits ailleurs. «Dans la région, on a ouvert neuf marchés à bas prix depuis cinq ans, se décourage Maciek Kowalcziuk. Il y a maintenant un gros centre commercial dans une ancienne prison. Les paysans ont décidé de faire des plats traditionnels parce que vous êtes ici mais, pendant ce temps, le Tesco, lui, est rempli.»