Le hasard fait parfois bien les choses. Ainsi, un chef français venu d'Alsace dans les années 50 a été en quelque sorte, et sans vraiment le vouloir, précurseur de la vague de l'alimentation bio et locale. Du coup, il a participé à l'éveil de la gastronomie québécoise. Pourtant, Marcel Kretz n'avait jamais pensé s'installer au Québec...

Derrière sa maison en brique rose, à Val-David, dans les Laurentides, Marcel Kretz cultive quelques plants de tomates, des fleurs comestibles, de la ciboulette, de la sauge, du cerfeuil, du thym serpolet - son préféré, qui fait de délicates fleurs pourpres - et de la bourrache, dont le goût des feuilles, apprêtées crues en salade, s'apparente à celui du concombre. Pourtant, de cette plante aux vertus médicinales, la famille de M. Kretz n'est pas friande. «Mais j'en replante chaque printemps, avec une pensée pour ma mère, qui en faisait pousser elle aussi, dans son jardin.»

Au commencement, donc, était le jardin maternel, à Strasbourg. C'est là, quelques années avant que l'Alsace soit de nouveau occupée par l'Allemagne et annexée au IIIe Reich, que le futur chef de La Sapinière, qui a reçu l'Ordre du Canada en 1998, voit le jour. On est en 1931. Les Kretz cultivent un jardin potager. Ils possèdent également des arbres fruitiers, une basse-cour avec des poules, des oies et des canards, et un clapier pour les lapins. Cette vie en petite autarcie leur permet de traverser la Deuxième Guerre le ventre plein.

Puis, la guerre terminée, l'adolescent doit choisir un métier. Sa seule priorité, c'est de rester près de la nature. Il penche d'abord pour les sciences naturelles, mais sur les bons conseils de son père, qui connaît l'esprit aventurier de son fils, il s'inscrit plutôt à l'école hôtelière de Strasbourg. Il obtient son diplôme de cuisinier en 1949.

Au hasard de stages et de rencontres, Marcel Kretz débarque à Montréal en 1953. Il n'a pas l'intention de s'éloigner de ses racines trop longtemps. Il veut parfaire son expérience, voir du pays, puis rentrer en France.

Soixante ans plus tard, il est toujours ancré dans ses Laurentides d'adoption, qu'il a aimées sur-le-champ, parce qu'elles lui rappellent ses Vosges natales. Ce début de parcours professionnel ponctué de courbes et de déplacements lui semble aujourd'hui parfaitement cohérent: «Pourquoi ne suis-je pas retourné en Europe? Ma place était ici.»

Sa place, Marcel Kretz l'a trouvée en 1961, quand il a pris la barre des cuisines de l'hôtel La Sapinière, à Val-David. À l'époque, les Laurentides sont déjà le royaume des sportifs, une région de villégiature. Mais une destination gastronomique, moins. Les salles à manger prestigieuses, souvent dirigées par des chefs venus d'Europe, on les trouve surtout dans les grands hôtels de Québec et de Montréal. On y sert les plats les plus raffinés, à savoir les classiques de la gastronomie française: grillade de boeuf à la Chateaubriand, canard à l'orange, homard Thermidor.

Mais à la campagne, la distribution de fruits et légumes est moins évidente. Certains produits plus rares, les «petits trucs spéciaux», M. Kretz doit les commander à Montréal, dans des commerces spécialisés ou au marché Jean-Talon. Le printemps revenu, toutefois, le chef s'approvisionne directement chez quelques agriculteurs locaux, qui deviennent les complices de sa cuisine, qualifiée d'«évolutive». Chez M. Verdier de Saint-Adolphe, cueilleur de champignons sauvages; chez cette dame de Rawdon, qui cultivait des légumes miniatures, pâtissons, haricots; chez M. Larose, maraîcher de Saint-Eustache, avec son camion rouge et son chapeau de paille.

On dit de Marcel Kretz qu'il a été l'un des premiers chefs à favoriser des liens avec ses producteurs. À indiquer la provenance des ingrédients sur le menu. Cette réputation, il la commente avec un sourire en coin: «On parle beaucoup aujourd'hui de l'importance de valoriser les produits régionaux... Enfant, j'ai mangé frais, on peut presque dire bio, tous les jours. On se nourrissait des récoltes du jardin. Il n'y avait ni transport, ni réfrigération. Je suis arrivé au Québec avec l'idée que manger local, c'était la norme!»

Norme ou pas, le grand souci d'accréditer le travail des producteurs transparaît lorsqu'on survole les anciens menus que M. Kretz archive avec soin dans sa bibliothèque: sorbet de chicouté et pimbina des sous-bois de Val-David, suprême de pigeonneau de la ferme d'élevage Lauzières, située «face au fleuve», l'avenue Royale, dans l'île d'Orléans, feuilles de thé du Labrador cueillies à Waskaganish, chez les Cris... Chaque plat raconte ses origines.

À La Sapinière, il relève un défi de taille: convaincre les gens d'oser, de sortir de leurs habitudes alimentaires. Une petite révolution. Si le plaisir de manger a toujours été inhérent à la culture québécoise, comme le soutient M. Kretz, cette transition s'est opérée progressivement. Car il a fallu innover avec l'accord des clients. «Et ce fut un travail de longue haleine», se souvient-il.

Le chef peut ainsi se targuer d'avoir contribué à l'introduction de certains aliments méconnus sur les tables de la province. La mâche, le pourpier, l'artichaut, certaines variétés de champignons. Des viandes sauvages, la caille ou la pintade. Et aussi des abats: cervelle, rognons et ris de veau, éternelles bêtes noires. «Dès qu'un client montrait des signes d'hésitation, le personnel de la salle à manger lui apportait une assiette de dégustation. Juste pour qu'il y goûte. La technique fonctionnait assez bien. Au final, qu'il aime ou qu'il n'aime pas, on avait réussi à éveiller sa curiosité. Et c'est ça, le travail du cuisinier», poursuit M. Kretz.

Officiellement, le chef a pris sa retraite de La Sapinière en 1990. Depuis, il a enseigné, siégé à différents comités et jurys de concours culinaires, reçu de nombreux prix et hommages, agi à titre de consultant pour différentes entreprises et de mentor auprès de jeunes cuisiniers. Il a aussi beaucoup voyagé. Bref, à 81 ans, il n'a jamais vraiment arrêté.

«Je suis content, conclut-il, qu'on s'intéresse à un cuisinier "d'un autre temps". Je suis content d'être encore sollicité. De montrer qu'à mon âge, on peut encore être impliqué dans le milieu, être actuel. J'ai encore le coeur à ça. Une passion, ça n'a pas de fin.»

Photo Olivier Pontbriand, La Presse

Marcel Kretz aime partir à la cueillette des champignons.