Le Canada est l'un des grands producteurs de produits laitiers dans le monde. Pourtant, près de 8 millions de kilos de beurre, une valeur de plus de 35 millions de dollars, ont été importés au pays l'an dernier des États-Unis, d'Europe et d'aussi loin que de la Nouvelle-Zélande. En cette époque où les produits du terroir ont la cote, le secret bien gardé du feuilletage des croissants de votre boulanger préféré réside peut-être justement dans le fait qu'il n'utilise PAS du gras d'ici. Décryptage.

Le boulanger François Tardif est un ardent défenseur des produits faits au Québec et il choisit ses farines avec un soin maladif. Il ne lui viendrait pas à l'idée d'en utiliser qui ne sont pas, à tout le moins, canadiennes dans son fournil. Or, on lui livre aussi chaque semaine 80 kg de beurre venant... de Belgique!

Paradoxal? Sans doute. Mais pas unique. Plusieurs artisans réputés pour la qualité de leurs viennoiseries, de ceux qui, comme au Pain dans les voiles, la boulangerie de François, tirent de leurs fourneaux des croissants à la pâte d'une incroyable légèreté, délicatement craquante sous la dent, mince comme un papier bible, ont confirmé que le secret de leur succès résidait en partie dans l'utilisation d'un beurre non canadien. Mamie Clafoutis est du nombre, tout comme L'Amour du pain à Boucherville et, surprise, le géant Première Moisson! «On ne s'en vante pas, mais on est nombreux à le faire, dit Vincent Chauleur, chef pâtissier chez Mamie Clafoutis. Ce n'est peut-être pas la norme, mais c'est très fréquent.»

Le problème ne se distingue pas à l'oeil nu du commun des consommateurs, ni tartiné sur une tranche de pain grillé. Mais les professionnels voient la différence et reprochent au beurre canadien d'être plus «humide» que les beurres de Nouvelle-Zélande et de Belgique, et du coup, moins élastique, plus difficile à étendre et à travailler.

Pour faire un croissant, il faut «tourer» la pâte, c'est-à-dire la replier de manière à créer une superposition d'infimes couches de pâte et de beurre. En cuisant au four, le gras du beurre fondra en maintenant une barrière étanche entre les couches de pâte et assurera qu'elles ne collent pas ensemble et créent ainsi un agréable feuilleté. «Si le beurre contient davantage d'eau, il y aura plus de contact entre les couches et la pâte sera plus dense», explique François Tardif.

Bernard Fiset, vice-président à la production chez Première Moisson, déplore l'utilisation par les laiteries industrielles de machineries trop rapides, qui nuisent à la bonne émulsion entre les molécules de gras et d'eau et créent cette impression d'humidité qui fait que le beurre «suinte». Il vante aussi la qualité du lait des vaches néo-zélandaises, qui paissent dans les champs presque à longueur d'année et ne sont pas nourries, comme ici, de foin entreposé dans les silos pendant l'hiver. Depuis trois ans, le géant cherche à produire au Québec un beurre qui serait à la fois plus riche en oméga-3 - en modifiant l'alimentation des animaux - et mieux baratté. En vain, pour l'instant, d'où les importations des 200 tonnes annuelles.

Contourner le problème

Cela dit, d'autres boulangers préfèrent encore privilégier l'utilisation de produits locaux et, donc, de beurre canadien, quitte à ce que cela complique leur tâche soit parce qu'ils doivent y ajouter de la farine pour l'assécher, soit parce qu'ils doivent l'utiliser dans une fenêtre de températures plus restreinte. «Il demande un peu plus de manipulations, mais il est beaucoup plus intéressant que les autres sur le plan gustatif», affirme avec aplomb Frank Dury-Pavet, chef du Fou Dessert, rue Laurier.

Même son de cloche sur l'avenue du Mont-Royal, au Kouing-Amman, où Nicolas Henri n'emploie que du beurre canadien «parce qu'il est meilleur au goût». Quant au beau feuilletage des viennoiseries, il dépend surtout du savoir-faire du boulanger, croit l'artisan. «Le meilleur beurre ne fera pas les meilleurs croissants, s'il est mal travaillé.»

Les ventes de beurre ont connu une légère hausse entre 2006 et 2011 dans les épiceries du Québec. Elles ont reculé de plus de 2% en 2010, puis remonté de 0,9% en 2011. Dans le rayon des produits laitiers, les consommateurs privilégient visiblement le yogourt et les fromages, qui connaissent des croissances importantes.