En quittant sa table, les clients devraient avoir envie de faire l'amour. «Sinon c'est raté», décrète Alexandre Gauthier dont la cuisine, sensuelle et surprenante, attire dans son coin perdu du Nord de la France des gastronomes venus de loin.
«S'ils se sentent bien, c'est logique», lance le jeune chef espiègle avec le plus grand sérieux, rappelant que son auberge 1900 de la Grenouillère a été autrefois un «lieu festif un peu coquin» où l'on dînait plus volontiers avec une maîtresse qu'avec son épouse.

Pas d'épices en dehors du poivre. Un «esprit sauvage», des saveurs un peu brutes et toujours singulières. De la douceur aussi. Des textures et de l'inédit.
Comme ce cube d'avocat et de lotte crue, sans citron, arrosé d'eau de mer reconstituée avec des algues. Une odeur forte de marée envahit la table au revêtement de cuir lorsqu'elle est versée, évoquant des piscines d'eau tiédie au soleil sur une plage.
Enivrant pour certains, presque écoeurant pour d'autres. «Il faut accepter de déplaire, en assumant des partis pris», tranche le chef volubile et hyperactif, qui se déplace avec des cuillères à soupe dans les poches pour goûter, mélanger, dresser.

Dans la salle épurée, aux larges baies vitrées ouvertes sur la campagne, il sert aussi un homard fumé au genièvre, tout juste cuit, dans des branchages auxquels il met brièvement le feu pour diffuser une odeur poivrée envoûtante au passage de l'assiette.

Un plat de petits pois sous toutes leurs formes, gnocchi, écume et jeunes pousses, superpose fondant et croquant, cru et cuit, douceur sucrée et fraîcheur verte. Une grande simplicité en apparence, mais un résultat subtil, renversant. Et ces girolles et amandes fraîches dissimulées sous une peau de lait de brebis...
À 32 ans, le cuisinier cherche «la précision d'un goût sur un fil». Il aime aussi «emmener des produits où on ne les attend pas, jouer le contrepied». Comme ce pigeon servi bleu (chaud, mais quasiment cru) en dépit des avis dissuasifs de chefs expérimentés, qui le fera remarquer en 2005 lors d'une journée consacrée aux jeunes chefs au Plaza Athénée.

Jeune homme, il s'est formé seulement trois ans ailleurs, passant notamment dans les cuisines étoilées de Régis Marcon en Haute-Loire (centre) ou chez Lasserre à Paris, avant de revenir pour aider son père.
«Sur le moment, ça m'a semblé court. Aujourd'hui, je suis content d'avoir échappé au formatage», confie-t-il. «Je ne voulais pas refaire la cuisine traditionnelle de papa et j'ai très vite compris l'intérêt à se trouver un style, une ligne de conduite».
Sacré «créateur» de l'année en 2010 par le collectif français Omnivore qui défend une cuisine remuante et inspirée, Alexandre Gauthier, une étoile au Guide Michelin, est plus connu à l'étranger: il figure parmi les 100 meilleurs restaurants au monde recensés par le magazine britannique «Restaurant».

Sa clientèle d'admirateurs, qui assure un sérieux bouche-à-oreille, s'est élargie à l'international: «Je suis au nord de Paris, mais au sud de Londres, Bruxelles ou Amsterdam», fait-il valoir.
Son auberge vient tout juste d'être agrandie et réinventée à son image. «Ne pas se distinguer par la surenchère, se libérer de l'ostentatoire et du superflu»: c'est le credo du chef qui cite volontiers Michel Bras parmi ses héros.
L'architecte Patrick Bouchain a niché six huttes, au rustique luxueux, au fond de son jardin et créé le nouveau restaurant et sa cuisine ouverte, moderne et dépouillée. La salle aux fresques amusantes années 1930, où l'on servait autrefois poêlées de grenouilles à l'ail et crêpes suzette, est devenue salon.