Jamie Oliver l'a qualifiée de plat officieux et officiel du Canada. Toronto en a fait un festival. Et certains l'ont élue la plus grande « invention canadienne ». La poutine aurait-elle changé d'identité ?

Dans un article qui a beaucoup fait jaser cette semaine, Nicolas Fabien-Ouellet, étudiant en systèmes agroalimentaires (food systems) à l'Université du Vermont, dénonce cette « canadianisation » d'un plat populaire par ailleurs longtemps dénigré, et surtout ce « processus d'appropriation culinaire », lequel incarne, selon lui, une « menace d'absorption de la culture québécoise ».

Le chercheur défendait sa thèse mardi matin au Congrès annuel des sciences humaines, à Toronto, et doit recevoir la semaine prochaine un prix de l'Association canadienne des études sur l'alimentation pour son travail : Poutine Dynamics, une étude publiée dans le magazine Cuizine.

Il n'en démord pas. « Aussitôt que la poutine est identifiée comme canadienne et non québécoise, c'est de l'appropriation culturelle », déclare Nicolas Fabien-Ouellet en entrevue. Que Barack Obama ait servi à Justin Trudeau des canapés inspirés de la poutine à la Maison-Blanche l'an dernier, en guise de dîner d'honneur, déclarant au passage espérer que « nos amis canadiens se sentent chez eux », « c'est problématique », poursuit-il. Pourquoi ? Parce qu'on parle ici d'une culture « dominante » qui s'approprie une culture « dominée », tranche le chercheur.

« Ce faisant, la culture québécoise se fait absorber par la culture canadienne. La culture de la minorité se fait absorber par la culture de la majorité. C'est problématique. »

- Nicolas Fabien-Ouellet, auteur de Poutine Dynamics

À noter : Nicolas Fabien-Ouellet n'en a pas du tout contre les nouvelles déclinaisons à la mode de la poutine, de la poutine déjeuner à la poutine dessert, en passant par la poutine curry, falafel, ou pourquoi pas shawarma. Au contraire. « Mangez-en de la poutine, adaptez-la, c'est splendide. Mais ne vous l'appropriez pas... », nuance-t-il.

Son argument est le suivant. Historiquement, dit-il, les Québécois ont longtemps été perçus comme un peuple « arriéré », peu raffiné, de « porteurs d'eau ». Et notre invention nationale, quelque part dans les années 50, de pommes de terre, sauce brune et fromage en grains, tout aussi peu raffinée, n'a pas aidé. Pire, elle a contribué à nourrir et à renforcer ce stéréotype.

Si les jeunes lui ont aujourd'hui redonné ses lettres de noblesse, sans parler de tous les chefs qui la déclinent désormais sous toutes les formes, ça ne suffit pas, croit Nicolas Fabien-Ouellet. « Il y a eu une croissance de notre capital social. Maintenant, cette appréciation de la culture de la poutine doit venir avec une reconnaissance. » Or, si le Canada a reconnu que le Québec était une nation distincte, avec une culture distincte, il souligne qu'elle a aussi une « gastronomie distincte », qui doit aussi être reconnue comme telle. La conclusion de son article est formelle : « La poutine n'est pas canadienne, elle est québécoise et doit être présentée comme telle. »

APPROPRIATION POSITIVE ?

Tout le monde s'entend : si on définit l'appropriation culturelle comme « l'emprunt d'une pratique culturelle par un groupe considéré comme dominant et responsable d'une oppression historique », alors oui, le cas de la poutine est effectivement un cas d'appropriation, concède Rachida Azdouz, psychologue et spécialiste des relations interculturelles à l'Université de Montréal. Et après ? « Si on veut faire du rapprochement culturel, il y a toujours une partie d'appropriation. Ce n'est pas toujours négatif ! » Au contraire, fait-elle valoir, « le fait de redonner ses lettres de noblesse à une pratique culinaire jusqu'ici dévalorisée, c'est positif » !

Même son de cloche de la part de l'historien de la gastronomie québécoise Jean-Pierre Lemasson, qui voit dans ce débat identitaire « toute l'ambiguïté de nos relations proprement canadiennes ».

« C'est un débat fondamentalement politique. »

- Jean-Pierre Lemasson, professeur et auteur de Chroniques gastronomiques québécoises

C'est un fait : la poutine est « indiscutablement liée au Centre-du-Québec », dit-il. Sauf qu'elle n'est plus que ça. « Quand la réputation d'un plat va sur la scène internationale, elle vit de sa propre vie. On n'a plus de contrôle là-dessus, dit-il. Et moi, je préfère cette situation. Que la poutine québécoise soit connue (même sous le nom de poutine canadienne), plutôt qu'elle soit restée inconnue... »

À ce sujet, la poutine n'est pas la seule à voir son identité ainsi diluée par son succès : précise-t-on chaque fois que la pizza vient de Naples, la choucroute, d'Alsace ? Au moins, quand on dit « poutine », « un mot français, on sait bien que ça ne fait pas partie du langage anglophone, on dit déjà que ça vient d'ailleurs » !, enchaîne la chroniqueuse gastronomique Leslie Chesterman, de Montreal Gazette.

Si on parle de la poutine hors de nos frontières, ne devrait-on pas plutôt « célébrer » ?, s'interroge Leslie Chesterman. « C'est assez ridicule... », tranche-t-elle.

Photo David Boily, Archives La Presse

L’historien de la gastronomie québécoise Jean-Pierre Lemasson voit dans le débat sur la poutine « toute l’ambiguïté de nos relations proprement canadiennes ».