Les campagnes électorales se suivent et se ressemblent: des candidats enfilent un tablier pour retourner quelques boulettes sur la grille d'un BBQ ou assurer le service dans une soupe populaire. Ça fait de bonnes photos. Or, dans les faits, les chefs de gouvernement cuisinent rarement. Ils comptent presque tous sur des chefs cuisiniers pour préparer leurs repas.

Nous avons rencontré quatre de ces chefs qui évoluent dans un univers à part de la gastronomie, lors de la rencontre annuelle du très sélect club des Chefs de chefs, qui a eu lieu à Québec le mois dernier: Christian Garcia (chef du prince Albert II de Monaco), Hilton Little (chef présidentiel en Afrique du Sud), Massimo Sprega (chef de la présidence italienne) et Ulrich Kerz (chef d'Angela Merkel, chancelière allemande). Survol en six mots d'un métier pas banal.

Favori

Ne comptez pas sur un cuisinier pour vous confier le plat favori de son chef d'État de patron. «Aucun chef ne vous le dira, sinon, on lui en servira partout où il va», confirme Christian Garcia. Dans le milieu, on appelle ça «le syndrome de la tête de veau», en référence à l'ex-président de la République française Jacques Chirac, qui a eu le malheur d'affirmer qu'il adorait ça... jusqu'à ce qu'on ne cesse de lui en servir partout! Les chefs se résument à pointer certaines préférences ou certains dédains à leurs collègues, mais ils ne vont guère plus loin. «Devenir cuisinier pour un chef d'État, c'est comme se marier. Ça nous prend du temps pour connaître notre président, comprendre ce qu'il préfère et ce qu'il aime moins en auscultant le contenu des assiettes lorsqu'elles reviennent en cuisine, relève Hilton Little, alors on ne va pas donner comme ça, aux autres, tous nos trucs pour l'amadouer!» Bref, on ne prend pas le risque qu'un chef d'État rentre chez lui en affirmant qu'il vous a préféré quelqu'un d'autre à l'étranger...

Patriotisme

Cuisiner pour un chef d'État implique généralement de faire preuve d'une bonne dose de patriotisme. Ne cherchez pas de sushis ou de tajines dans les assiettes du président de la République italienne, il n'y en a pas. Jamais. «Ce n'est pas parce que nous ne savons pas comment en faire, bien sûr, mais nous n'utilisons que des ingrédients italiens pour préparer des plats italiens. Nous sommes très fiers de notre cuisine», dit avec aplomb Massimo Sprega. De plus, si, à une certaine époque, il était de bon ton d'avoir un chef français ou italien, la plupart des gouvernements misent dorénavant sur l'embauche de personnel formé localement, pour qu'il devienne en quelque sorte «ambassadeur» de la cuisine nationale, remarque Gilles Bragard dans son livre Chefs des chefs. Le dîner inaugural du deuxième mandat de Barack Obama, par exemple, était «All American»: chaudrée de homard de la Nouvelle-Angleterre, bison du Midwest et tartes aux pommes de la vallée de l'Hudson. Dans un si petit royaume comme celui de Monaco, Claude Garcia dispose d'une plus grande marge de manoeuvre et se permet de piger dans les traditions d'ailleurs, avec un faible pour celles de l'Afrique du Sud, pays d'origine de la princesse Charlene. Mais il privilégie toujours les produits récoltés dans le potager, biologique, qu'a le prince dans les hauteurs de la principauté, les fromages des petits producteurs locaux, les poissons pêchés dans la mer tout près, etc.

Régimes (économiques et caloriques)

En ayant un prince ou un président à sa table tous les jours, la tentation est forte, très forte, de vouloir lui en mettre plein la vue en multipliant les plats et les prouesses culinaires à chaque repas. Erreur. En dehors des dîners protocolaires, plusieurs affichent un goût pour les plats simples. «Nelson Mandela aimait ma cuisine parce qu'elle lui rappelait la cuisine familiale traditionnelle, des plats mijotés à base de queue de boeuf ou des tripes, de l'agneau ou du poisson grillé», se rappelle Hilton Little. Les choix sont souvent dictés par la santé. «À la demande du prince et de la princesse, on évite la cuisine trop riche ou trop grasse», dit Claude Garcia. «Je n'ai souvent qu'à préparer une soupe pour Angela Merkel», renchérit Ulrich Kerz. Mais les ingrédients sont aussi souvent dictés par des impératifs économiques. En temps de crise, pendant que les contribuables se serrent la ceinture, mieux vaut éviter le foie gras et le caviar. «Nous devons suivre un budget raisonnable, représentatif de celui des Allemands», dit Ulrich Kerz, qui fait lui-même les courses au marché public de Berlin pour trouver les meilleurs produits aux plus bas prix.

Stress

Politique et cuisine, même combat? Les deux exigent une excellente capacité à gérer le stress, car le droit à l'erreur n'existe tout simplement pas, dit Hilton Little, ancien chef de feu Nelson Mandela, un grand gaillard à la poignée de main aussi ferme que son sourire est large. La qualité du service ne peut pas interférer avec l'importance des rencontres qui ont lieu. «Si, dans un hôtel, vous ratez votre coup, vous pouvez dire au client de repasser le lendemain en lui offrant le repas. Nous n'avons pas de marge de manoeuvre. Nous ne pouvons pas dire: désolé, on a fait brûler la sauce, il faudra attendre 15 minutes de plus et tant pis pour la réunion diplomatique.» Massimo Sprega, chef des cuisines du président de la République italienne, doit faire en sorte que ses menus à trois services soient terminés en 40 minutes, biscottis et café inclus. «Et ce n'est pas du fast-food que nous servons!» Autre défi: la routine. «Notre métier est complètement différent de celui de restaurateur, parce que nous avons tous les jours le même invité à notre table, remarque Christian Garcia, qui officie pour le prince Albert II de Monaco. Alors nous ne pouvons pas suivre le même menu jour après jour, comme le font les restaurants!»

Politique

La diplomatie de la fourchette existe bel et bien, si l'on en croit l'actuel président français François Hollande, qui a déclaré lors du discours d'ouverture du premier rendez-vous du club des Chefs de chefs: «Vous faites un métier qui est très difficile et qui est très exigeant, mais qui est très utile aussi pour les relations internationales, car selon que vous apportez un peu de bonheur à ceux que nous allons recevoir, il peut sortir une négociation heureuse ou malheureuse. Cela dépend de vous.»

«Un bon repas est propice aux discussions, confirme le chef d'Angela Merkel, Ulrich Kerz, et l'inverse est un peu vrai aussi.» Certains accommodements raisonnables sont ainsi proposés pour éviter des frictions. Les cuisines de la présidence italienne, par exemple, ont obtenu la certification halale pour faciliter la visite des chefs d'État musulmans. À l'inverse, l'Élysée a refusé de se plier à la demande du président iranien Mohammed Khatami, qui lui avait déjà demandé de faire disparaître les bouteilles d'alcool d'un banquet officiel, soulignant que le vin faisait partie intégrante de la tradition française.

Sécurité

L'époque des empoisonnements politiques est peut-être révolue, n'empêche qu'on ne devient pas responsable de l'assiette d'un chef d'État sans montrer d'abord patte blanche. Un casier judiciaire vierge est essentiel, mais on consulte aussi le dossier de crédit des futurs employés, raconte Hilton Little. Cela dit, les services secrets font rarement irruption dans les cuisines. Massimo Sprega n'a vu des agents qu'une fois en huit ans dans ses cuisines (ceux de Barack Obama). «Le goûteur? C'est moi», dit le chef d'Angela Merkel avec un large sourire. Tant pis pour les scénarios de films.