Le dîner d'affaires et le dîner-spectacle sont entrés dans les moeurs pour conjuguer partenariat économique ou sortie culturelle au plus-que-parfait plaisir culinaire ! Mais la gastronomie accorde aussi de plus en plus souvent la jouissance des papilles à celles des pupilles. Comme pour quelques bonnes tables montréalaises aux propriétaires esthètes dans l'âme, le dîner d'art est désormais au menu du restaurant du Musée des beaux-arts. Avec des oeuvres de grands maîtres à deux fourchettes de votre assiette...

Délaissant les reproductions désuètes et les affiches tape-à-l'oeil, quelques grands chefs décorent leurs salles à manger de véritables oeuvres d'art. La tradition est ancienne en Europe. Montréal n'est pas en reste. Depuis son ouverture en 2004, le Club Chasse et Pêche, rue Saint-Claude, a dédié les murs de ses salles aux créations de Nicolas Baier. De la même famille, le restaurant Le Filet, avenue du Mont-Royal Ouest, expose Anémone de Geneviève Cadieux et Cénote, du même Baier. Le Café Birks, de Jérôme Ferrer et Francis Reddy, est quant à lui entouré de joaillerie de luxe et de verreries d'exception.

Puisant à ces inspirations, le Café des beaux-arts, installé au 2e étage du Musée des beaux-arts de Montréal, a récemment pigé dans les réserves du musée : on peut désormais s'y attabler tout près d'une assiette de Pablo Picasso ou d'une abstraction de Paul-Émile Borduas.

Innover en économisant

La directrice et « alchimiste en chef » du musée, Nathalie Bondil, a ce don de transmuter les alliages artistiques en expériences de l'esprit. Elle a déjà multiplié les associations délicates entre musique et art, comme on peut le voir en ce moment avec l'expositionSplendore a Venezia. Alors, associer la cuisine aux arts plastiques, « pourquoi pas », s'est-elle dit. Elle a profité de la rénovation en cours du restaurant du musée pour innover tout en économisant.

« On n'avait pas beaucoup d'argent pour le moderniser et le décorer, mais, par contre, on avait beaucoup d'oeuvres dans les réserves, donc on s'est dit que tant qu'à faire, prolongeons l'expérience esthétique dans les salles du restaurant », dit-elle lors d'une rencontre au Café des beaux-arts.

Le musée a donc sélectionné une quarantaine d'oeuvres pour son restaurant de cuisine française de 70 couverts, pour la cafétéria contiguë (Le Petit Café) et pour la salle à manger Le Collectionneur que le musée loue pour des groupes et utilise pour célébrer des lancements, des cocktails ou des conférences.

Depuis quelques jours, on entre au Café des beaux-arts et, non, ce ne sont pas des reproductions, mais de « vraies » oeuvres d'art que l'on voit sur les murs. « Les gens sont très étonnés, dit Nathalie Bondil. Il y a un effet de surprise. »

Cuisine du marché, oeuvre d'envergure

Les oeuvres - des peintures, une sculpture et des objets de la collection des arts décoratifs - ont été installées dans des vitrines de verre pour éviter de les endommager et pour leur sécurité. Chaque oeuvre est accompagnée d'un cartel la décrivant. On déguste ainsi la cuisine du marché du chef Richard Bastien tout en admirant le talent d'artistes internationaux.

À l'entrée nord de la salle ont été accrochées les peintures Cap aux oies de Marcel Barbeau et Le signal Dorset de Marcelle Ferron. En harmonie avec le bar du restaurant, on a placé près du comptoir trois plateaux en résine de Gaetano Pesce. On retrouve plus loin une assiette en terre cuite émaillée, Colombe à la lucarne, créée en 1949 par Pablo Picasso, ainsi que des oeuvres de l'Italien Ettore Sottsass, un des plus grands designers du XXe siècle, notamment un vase en porcelaine, une assiette d'émail sur cuivre et un vase en verre soufflé.

« Ce sont des objets de design, dit Nathalie Bondil. Nous avons travaillé avec le designer d'intérieur Bruno Braën pour ce projet, comme nous l'avions fait pour les expositions Rouge Cabaret d'Otto Dix et L'empereur guerrier de Chine et son armée de terre cuite. On a fait ensemble un commissariat de restaurant ! »

Le Petit Café dispose aussi d'oeuvres d'envergure : Mandala de Claude Tousignant, la peinture estivale La Floride de Jean Paul Lemieux, Mutation rythmique ocre de Guido Molinari et deux oeuvres de Jean-Paul Riopelle, Oie blessée et Le Cirque.

Dans la salle Le Collectionneur, qui peut accueillir 50 personnes, on a choisi des abstractions : l'acrylique psychédélique Hyacinthe(1966) de Jacques Hurtubise, le Prélude et fugue pour six carrés créé la même année par Yves Gaucher.

Prolongement d'une expérience visuelle

Nathalie Bondil prévoit que les oeuvres seront changées au bout de quelque temps pour varier les atmosphères. Les réserves du musée sont assez nombreuses pour faire une rotation.

Au musée, « on peut écouter de la musique, assister à des conférences, mais aussi déguster un bon repas ou un bon sandwich, le tout dans le prolongement d'une expérience esthétique, dit Nathalie Bondil. C'est la globalité des sens, comme lorsqu'on croise la musique et les arts visuels. Et ça égaye le moment. »

Quand La Presse a quitté le Café des beaux-arts, la cinéaste et photographe Jennifer Alleyn arrivait au restaurant. « En entrant, j'ai vu le Barbeau et je me disais : "Mais je rêve !" Et j'ai vu le Jean Paul Lemieux dans la cafétéria ! Mais c'est du délire ! On mange sous un Jean Paul Lemieux ! ! »