Quand Louis de Frontenac est arrivé en Nouvelle-France, «l'anguille [était] la manne de tous les habitants». En 2013, rien n'est plus faux: il ne reste plus dans le Saint-Laurent et les Grands Lacs que 2 à 3% des anguilles qu'on y trouvait dans les années 80. Les pêcheurs et les spécialistes sont inquiets. Un patrimoine culturel, environnemental et gourmand est menacé. Voyage au pays des derniers pêcheurs d'anguille, ces pêcheurs sans bateau.

Depuis 40 ans que Gertrude Madore possède un permis de pêche commerciale, elle n'a jamais eu à manier la moindre canne à pêche. Elle y va comme ses voisins fermiers vont aux champs: avec un tracteur. Sans hameçon. Sans ver de terre. Sans veste de sauvetage ni l'ombre d'un bateau en vue.

C'est que Gertrude Madore pêche dans le Bas-Saint-Laurent l'un des poissons les plus étonnants de l'Atlantique: l'anguille. Un poisson aux allures de serpent de mer dont la peau est si robuste qu'elle servait aux Amérindiens à faire des raquettes en babiche, capable de contourner sur la terre des obstacles en rampant et de survivre quelques heures hors de l'eau.

«L'anguille parcourt des milliers de kilomètres dans sa vie», insiste Gertrude Madore du ton de la grand-mère récitant une belle histoire à ses petits-enfants. L'anguille vit dans les Grands Lacs et les rivières d'eau douce, est pêchée dans le Bas-du-Fleuve à maturité (de 15 à 20 ans, on parle alors d'anguille argentée) lorsqu'elle emprunte le fleuve Saint-Laurent pour descendre vers la mer salée des Sargasses, près des Bermudes, où elle peut pondre un million d'oeufs avant de mourir. Puis ses petits remonteront à leur tour vers l'âge de 4 ou 5 ans dans les eaux douces des Grands Lacs, complétant ainsi une boucle de plus de 10 000 km.

Parce que les anguilles argentées cessent de se nourrir au moment d'entamer leur grand voyage, elles ne mordraient même pas à l'hameçon garni du plus gros des vers de terre, et leur physique les rend quasi impossibles à attraper avec les filets conventionnels. Au fil des ans, les pêcheurs ont mis au point un système complexe de filets attachés sur des structures de plusieurs dizaines de mètres entre les berges et le centre du fleuve, ce qui crée un entonnoir vers de grandes cages en bois où se retrouvent prisonniers les poissons quand redescend la marée. Un ouvrage harassant. La structure pèse des tonnes, et requiert pas moins d'une semaine de travail à installer. Puis il faut aller y cueillir les prises deux fois par jour, pendant la période de pêche, en septembre et octobre, à chaque marée basse. Peu importe qu'elle ait lieu à 3h du matin, sous la pluie battante et que souffle un vilain nordet. Malgré ses 77 ans, Gertrude Madore continue d'y aller coûte que coûte.

«C'est une drogue. J'adore ça», dit celle qui fut, en 1976, la première femme à obtenir un permis de pêche commerciale au Québec, après avoir essuyé les quolibets de tant de collègues masculins. Son regard encore vif s'illumine lorsqu'elle évoque sa pêche miraculeuse de 1980, quand elle a retrouvé plus d'un millier d'anguilles dans ses filets. Puis il s'obscurcit quand elle pense à ses maigres prises de l'année dernière. Les chiffres des scientifiques confirment ce qu'elle voit sur le terrain depuis des années. Les anguilles ne remontent ni ne descendent plus le Saint-Laurent comme avant. Il ne reste plus que 2 à 3% des stocks qui existaient en 1980.

Il n'y a pas de grand mystère: les barrages hydroélectriques sont en grande partie responsables de cette chute dramatique au Québec, confirme Daniel Pouliot, biologiste responsable du dossier de l'anguille au ministère du Développement durable, de l'Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP). Selon les données officielles, quelque 26% des anguilles sont tuées lorsqu'elles traversent les turbines du barrage de Moses-Saunders, à Cornwall, pour rejoindre la mer des Sargasses, et 18% à Beauharnois. C'est près d'une sur deux. Dans une moindre mesure, les 8400 plus petits barrages recensés entre l'estuaire et les chutes du Niagara pourraient avoir entravé la migration de 800 000 anguilles par année vers les rivières d'eau douce du Québec, jusqu'à ce que des passages commencent à être instaurés il y a une quinzaine d'années.

Parce qu'il est difficilement envisageable d'arrêter les barrages, et que les méthodes de capture en amont et de réintroduction des poissons en aval des turbines ne semblent pas donner les résultats escomptés, des efforts ont été déployés par le gouvernement pour réduire la pression de la pêche commerciale en rachetant sur une base volontaire des permis accordés, ce qui a fait aussi baisser de 50% le nombre de prises. Et l'opération n'est pas terminée.

«Ceux qui restent ne le font pas vraiment pour l'argent, mais parce qu'ils sont passionnés», remarque Bernard Ouellet, qui exploite avec son frère une poissonnerie à la sortie de Kamouraska. Leur grand-père les a initiés à la pêche à l'anguille avant même qu'ils n'aient de poil au menton. Ils ont connu son âge d'or, et son âge de misère maintenant, qu'ils essaient de surmonter en se concentrant sur les produits à valeur ajoutée, comme les terrines et les fumaisons.

La possibilité que l'anguille soit ajoutée à la liste des espèces en péril et que la pêche soit interdite ne les effraie pas trop: «Si on veut arrêter les pêcheurs, il faudra aussi arrêter Hydro-Québec!», dit Bruno Ouellet. D'ailleurs, les ministères québécois concernés ne privilégient pas l'arrêt de la pêche. Au contraire, Daniel Pouliot plaide pour que l'anguille soit mieux mise en valeur dans les menus. «Il faut la découvrir! On sera peut-être plus conscients de l'importance de la préserver si on aime en manger», dit le biologiste. Après tout, si les Québécois ne la mangent pas, ce sont les restaurants de l'Ontario ou de l'Asie qui en profiteront.

Goûter l'anguille

Fumée

C'est dans sa version fumée que l'anguille est la plus facile à découvrir. Elle remplace le saumon ou le maquereau fumé dans la plupart des recettes, pourvu qu'on ne force pas trop sur les épices au risque de masquer son délicat goût d'amande. On la sert avec une salade, sur des canapés avec un filet de citron et quelques herbes marines si possible, ou sur des toasts de pain de seigle, avec de la crème sure à la ciboulette. Sa chair amande est assez ferme et, grâce à sa teneur élevée en gras, bien humide.

Fraîche

L'anguille s'est inscrite au fil des ans dans une foule de plats nationaux, notamment en Belgique, en Allemagne et dans les pays scandinaves, où elle est très prisée. Mais peu importe la recette, sa préparation doit toujours débuter par l'élimination de son épaisse couche de gras au goût très prononcé*. Au Québec, elle était traditionnellement servie pochée avec des pommes de terre, dans un court-bouillon épaissi avec de la farine.

Le Larousse gastronomique la propose aussi "à la provençale», rôtie dans un hachis d'oignon à l'huile d'olive, puis mijotée avec des tomates concassées, un bouquet garni, une gousse d'ail écrasée, du vin blanc et, enfin, des olives noires. Intégrez-la aussi à vos soupes de poisson et aux brochettes sur le barbecue. La saison étant très courte - de septembre à octobre - l'anguille est plus souvent vendue congelée, ce qui n'altère pas sa préparation.

*Dégraissez l'anguille dépecée, coupée en tronçons, en la faisant bouillir une dizaine de minutes à grande eau dans une casserole, puis grattez-en le gras ramolli avec la lame d'un couteau.

Quelques points de vente

> Poissonnerie Ouellet

38-A, avenue Morel, Kamouraska > Anguille fraîche et fumée

> Marché des saveurs Marché Jean-Talon, Montréal > Anguille fumée

> Poissonnerie La mer

1840, boul. René-Lévesque Est, Montréal > Anguille fraîche

> Poissonnerie René Marchand

1455, avenue Victoria, Saint-Lambert > Anguille fumée

> Poissonnerie Lauzier 57, avenue Morel, Kamouraska > Anguille fumée et fraîche