Après les parents français, chinois et danois, voilà qu'une journaliste américaine se penche maintenant sur l'éducation germanique, à mille lieues des stéréotypes. Portrait d'un séjour à la fois déroutant et inspirant.

C'est l'histoire d'une mère de famille d'Oregon qui débarque à Berlin. Entre la garderie pour tous et les modules de jeux à tous les coins de rue, elle découvre surtout des enfants radicalement différents: autonomes, aventuriers et dégourdis. Récit d'un choc culturel.

À peine arrivée en Allemagne, Sara Zaske, journaliste au New York Times et au Wall Street Journal, vit un premier choc. Assise dans un train, voilà qu'une grand-mère qu'elle ne connaît ni d'Ève ni d'Adam offre un bonbon à sa fille. Vous avez bien lu: une étrangère qui offre un bonbon à un enfant! La surprise en dit long sur ce qui l'attend.

Autonomie 101

Plus tard, l'auteure d'Achtung Baby, publié en janvier chez Picador, découvre dans Berlin des modules de jeux qui la sortent littéralement de sa zone de confort. Non seulement ils sont partout, mais encore ils semblent (selon les standards nord-américains) plutôt dangereux. Mieux (ou pis): les enfants, en grand nombre, y jouent souvent sans supervision parentale. Seuls.

Dans la rue ou dans le bus, il n'est pas rare, non plus, de voir des enfants d'âge primaire se rendre seuls à l'école.

Pour une mère américaine (de deux enfants âgés à l'époque de 0 et 3 ans), habituée à crier «Achtung!» («attention!») à tout bout de champ, de peur que sa fille s'éloigne, glisse trop vite ou grimpe trop haut, habituée à surveiller de près, s'inquiéter, prévenir ou guérir, on imagine l'incrédulité, le malaise, bref, le choc.

Récit comparatif

Achtung Baby est une sorte de récit journalistique, écrit au «je» mais bourré d'études d'experts, d'analyses comparatives, de chiffres de toutes sortes, relatant, sur plus de 200 pages, les différences culturelles, philosophiques et même pratiques qui séparent l'Allemagne de l'Amérique du Nord en matière d'éducation parentale (parenting).

Ce n'est pas la première fois que l'on publie de telles comparaisons culturelles. Ce genre de récit amuse d'ailleurs beaucoup le pédiatre Jean-François Chicoine, qui remarque ces différences régulièrement en consultation. «Le parent français, par exemple, je le vois dans mon bureau: il n'est pas pareil!» L'intérêt de ce genre d'exercice est très clair: «voir ce qu'on fait moins bien et ce qu'on pourrait faire mieux», résume-t-il.

«Les parents québécois sont bons pour la proximité et la sécurité affective de l'enfant. Ensuite, on a de la difficulté à le laisser aller, à proposer des trucs plus provocants...»

Sara Zaske arrive très vite au même constat: une difficulté typiquement nord-américaine. «J'ai toujours voulu élever des enfants libres et indépendants, mais je suis sans cesse en train de les superviser», écrit-elle.

Le constat est d'autant plus troublant qu'elle croyait, en arrivant en Allemagne, découvrir des parents plutôt autoritaires et rigides. Tout le contraire l'attend: «Ils sont finalement beaucoup plus détendus et prêts à laisser leurs enfants libres», note-t-elle en entrevue, de retour depuis deux ans aux États-Unis, en Idaho, après un détour par la Californie.

«Selbständigkeit» ou viser l'indépendance

C'est que depuis les mouvements populaires des années 60, les Allemands ont fait un virage à 180 degrés, rejetant tout leur passé nazi en général, et toute forme d'autoritarisme en particulier. Un rejet qui s'est transposé dans l'éducation des enfants, constate l'auteure.

An 2000

L'Allemagne interdit toute forme de châtiment corporel. La fessée est désormais considérée comme un crime. Aux États-Unis? Dix-neuf États tolèrent encore les châtiments corporels dans les écoles.

La philosophie des parents allemands repose sur un concept bien précis: «Selbständigkeit», ou autonomie. Dans les manuels de parentalité allemands, si l'on parle d'attachement comme ici, on suggère aussi de laisser de l'espace et du temps seul à l'enfant. Pour qu'il découvre, teste ses forces, mais aussi ses limites, le tout par le jeu. L'argument : la confiance en soi naît certes de la sécurité, mais aussi de l'autonomie. C'est pourquoi les enfants sont habitués très jeunes à s'endormir seuls, jouer seuls, se rendre à l'école seuls. «Ce ne sont pas des conseils que j'ai lus dans les manuels américains», constate Sara Zaske.

Vrai, cette philosophie germanique axée sur l'indépendance et l'apprentissage par le jeu repose sur tout un système par ailleurs inexistant aux États-Unis: on pense aux garderies subventionnées (une place réservée à chaque enfant de 1 à 6 ans), aux congés parentaux (pouvant s'étirer jusqu'à trois ans) ou à l'aide postnatale subventionnée. Plusieurs observateurs ont aussi reproché à Sara Zaske de dresser un portrait rose bonbon de l'Allemagne, un pays où les femmes sont par ailleurs souvent les seules à prendre ce congé parental, travaillent pour beaucoup à temps partiel, et où la discipline des enfants est perçue comme quasi inexistante.

Des idées à adopter

Faisant écho à Jean-François Chicoine, Sara Zaske rétorque: «Bien sûr que tout n'est pas parfait, dit-elle. Mais moi, j'aime mieux regarder certains aspects que nous ne faisons pas et qu'eux font, afin de voir comment nous pouvons les mettre en pratique.»

Outre «changer le système» (suggère la mère américaine qui milite entre autres contre les devoirs et pour davantage de jeux libres à l'école), Sara Zaske suggère tout simplement d'éduquer les enfants pour en faire des êtres plus autonomes: «Enseignez-leur à se rendre à pied à l'école, à couper des légumes avec un couteau, à sortir tous les jours.»

N'est-ce pas ça, finalement, le rôle d'un parent? Après avoir été obsédée par la sécurité à tout prix et le seul succès scolaire de ses enfants, Sara Zaske n'est plus la même depuis son séjour en Allemagne. Une fois leurs besoins primaires comblés, «[son] boulot, comme parent, c'est d'élever [ses] enfants pour qu'ils apprennent à faire des choses par eux-mêmes, déclare-t-elle désormais. Le reste, ça leur appartient».

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Achtung Baby: An American Mom on the German Art of Raising Self-Reliant Children. Sara Zaske. Picador. 210 pages.

Les huit différences

Huit choses qui ont surpris la mère et auteure américaine Sara Zaske pendant son séjour à Berlin.

Les allumettes

Alors qu'on dit en Amérique depuis des générations aux enfants de ne pas «jouer avec le feu» (au sens propre), en Allemagne, on enseigne aux enfants d'âge préscolaire à allumer des allumettes. La logique? «Mieux vaut préparer que prohiber», une philosophie qui s'applique aux couteaux et aux outils, en général.

Dormir loin des parents

Dès le plus jeune âge (3 ans), les garderies organisent des nuits ou carrément des sorties de quelques jours avec les enfants. Évidemment sans parents. L'idée? Donner un peu de lousse aux enfants pour les laisser être eux-mêmes. Laisser d'autres adultes significatifs avoir un rôle auprès des enfants.

Se déplacer comme des grands

Très jeunes, les enfants apprennent à se rendre seuls à l'école, au parc, à la boulangerie. Il arrive que les écoles demandent même aux familles de ne pas reconduire leurs enfants en auto et offrent en classe des conseils pour se déplacer en toute sécurité.

Valoriser les garderies

En Allemagne, les garderies ne sont pas perçues comme un «mal nécessaire pour les parents qui travaillent» (comme aux États-Unis), mais bien comme un service pour le bon développement des enfants, constate l'auteure. Ils côtoient d'autres enfants, jouent et prennent finalement une pause de leurs parents. «Et les enfants adorent y aller!»

Privilégier le jeu

À la grande surprise de l'auteure, même en maternelle, on ne trouve pas la moindre lettre de l'alphabet sur le mur des classes. Oubliez l'initiation au calcul ou à la lecture. Ici, tout est plutôt question de jeu et de socialisation, pour développer la curiosité et l'autorégulation des émotions.

Fêter la rentrée

Alors qu'en Amérique du Nord, on célèbre généralement la fin des classes et la remise des diplômes, en Allemagne, les élèves font une grande fête (Einschulung) quand ils entrent en première année. Pendant tout le temps à la garderie, ils attendent aussi cette célébration. «Très bonne idée pour leur faire aimer l'école», glisse l'auteure.

Parler aux étrangers

Oui, les étrangers offrent parfois des bonbons aux enfants. Et les enfants les acceptent et les mangent. «Les Allemands sont beaucoup plus relax à plein d'égards», résume la journaliste Sara Zaske, qui a appris ici à réévaluer les risques en se basant sur des faits (et non des légendes urbaines).

Des ados plus libres aussi

Si les enfants sont plus libres, imaginez les ados. Des parcs leur sont consacrés, et à Berlin, ils sont tolérés presque partout, note l'auteure. À 16 ans, ils peuvent acheter de la bière ou du vin. «C'est comme si on leur laissait plus d'espace pour exister.»

PHOTO FABIAN BIMMER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE