Un enfant qui a deux mamans, des histoires d'intimidation, les premiers émois amoureux et même un peu plus, la littérature pour la jeunesse n'hésite pas à aborder des sujets délicats et parfois carrément difficiles. Ce qui peut embêter des directions scolaires et des parents.

Tabou, censure et réalité

Bine, personnage principal de la série de livres qui porte son surnom, n'est pas un gentil fils à maman. Ce n'est pas un ado mal intentionné, mais il est un peu baveux, ce qui fait dire à son créateur, Daniel Brouillette, qu'il a «une des séries jeunesse les plus crunchy» sur le marché québécois. «J'ai reçu quelques plaintes, reconnaît-il, mais en général, je reçois les éloges des parents.»

Avec la parution du septième tome de sa série - Le retour de la banane masquée -, il a toutefois fait face à des réactions inédites. Elles ont commencé à fuser dès le dévoilement de la couverture du livre où on peut entre autres voir une banane coiffée d'un condom. «On s'est vite aperçu que dès qu'on touche à la sexualité, les gens en général capotent», dit-il, l'air encore étonné.

Il est difficile de déterminer qui a trouvé l'idée drôle et qui l'a jugée trop osée en lisant les commentaires sur la page Facebook de Bine. Or, une chose est sûre: le condom n'est pas passé inaperçu. «Mon directeur a vu la couverture de ton tome 7 et ça n'a pas passé», écrit une enseignante de la Mauricie dans un courriel daté du 6 octobre 2016, que l'auteur a fait suivre à La Presse. La rencontre déjà prévue avec ses élèves a été annulée.

Katherine Mossalim, éditrice de Daniel Brouillette aux Éditions Les Malins, se demande «si les écoles ont le temps de discuter des livres ou si, simplement, dès que le sujet est sensible, elles préfèrent ne pas se mouiller». Elle n'est pas la seule à se poser la question. Une discussion sur la littérature jeunesse et la censure a d'ailleurs fait salle comble au dernier Salon du livre de Montréal, en novembre.

Frilosité grandissante?

L'animatrice de l'événement, France Desmarais, directrice générale de Communications Jeunesse, a évoqué d'entrée de jeu une «frilosité grandissante» des personnes en position d'influer sur le choix des livres à présenter ou non aux jeunes. Ces décideurs peuvent inclure les directions scolaires, les enseignants, les bibliothécaires, les libraires spécialisés, les parents bénévoles des bibliothèques d'écoles primaires et tous les autres parents.

Ce n'est pas d'hier que la littérature québécoise destinée aux enfants et aux adolescents explore des thèmes délicats, parfois sujets à controverse, comme l'homoparentalité, la guerre, la sexualité, l'intimidation, l'anorexie, etc. En novembre, France Desmarais se demandait aussi si un climat de rectitude politique ne favorisait pas la mise en place d'un «index» propre à chacun des décideurs, en fonction de ses valeurs personnelles au détriment de valeurs collectives.

«On remarque parfois un écart entre le monde des auteurs, qui vont dans les écoles et fréquentent les enfants, et celui des parents, dont le premier réflexe est de protéger», affirme Brigitte Carrier, professionnelle de la recherche et chargée de cours en littérature jeunesse à l'Université Laval.

«Il y a du travail à accomplir pour faire connaître la littérature jeunesse et les auteurs», ajoute Marjolaine Séguin, bibliothécaire scolaire et cofondatrice du prix Espiègle de l'Association pour la promotion de services documentaires scolaires, distinction qui récompense des livres jeunesse au propos «audacieux».

Censure sensée

«La littérature pour la jeunesse est soumise à plusieurs étapes de réflexion et d'approbation avant la publication, ce que l'auteur Daniel Sernine appelle la priocensure», explique Johanne Prud'homme, professeure de littérature jeunesse à l'Université du Québec à Trois-Rivières. «On l'organise, notre censure», confirme Sandy Pellerin, aux Éditions de Mortagne, où elle dirige la collection Tabou, qui privilégie les thèmes sujets à controverse.

En sept années d'existence, la collection destinée aux adolescents a abordé des questions lourdes comme l'intimidation, le pacte de suicide, les relations homosexuelles, les troubles alimentaires ou encore l'inceste. Ces récits, traités à la manière de faits vécus, se veulent vrais. «On ne veut pas aller dans le sensationnalisme», précise l'éditrice.

Sandy Pellerin s'est fait dire qu'elle se tirait dans le pied avec cette collection osée. Eux, aux Éditions de Mortagne, avaient le sentiment de faire oeuvre utile.

«On avait le sentiment de répondre à un besoin d'avoir des réponses, à un besoin de prévention, de divertissement et, en même temps, ce sont des romans, ça stimule l'envie de lire.»

Il est important pour l'éditrice que les jeunes «se sentent compris» et que la langue «colle à leur réalité».

Katherine Mossalim raconte avoir été heurtée par un passage d'un manuscrit de la série Gamer où une fille se faisait insulter brutalement. L'auteur, Pierre-Yves Villeneuve, a fait valoir - preuves à l'appui - que les jeunes filles qui jouent à des jeux vidéo en ligne font face à des agressions verbales beaucoup plus graves. Elle a laissé passer. «Ça sert à quoi de faire semblant que ça n'existe pas?», demande-t-elle.

Oui, les thèmes, les titres et les couvertures des livres font réagir. «Quand on a commencé la collection, il y a des parents qui venaient nous voir [dans les salons du livre] et ils étaient insultés qu'on ait vendu un de nos livres à leur enfant», se rappelle-t-elle. Entrer dans les écoles secondaires n'a pas été simple non plus. «Comme les jeunes les voulaient, ces livres, les bibliothécaires scolaires ont fini par embarquer», dit l'éditrice, qui se dit très soucieuse de trouver le bon angle pour aborder chaque thème.

Morale, pas moralisatrice

S'adresser aux enfants et aux adolescentes commande un sens des responsabilités auquel personne ne cherche à se soustraire. «Il est important que la littérature transmette de bonnes valeurs, assure Katherine Mossalim. Il ne faut pas que l'histoire soit racontée en fonction d'un message qu'il serait important de passer aux jeunes. Je trouve que ça fait moralisateur quand on pense comme ça.»

Et c'est là le défi de la littérature destinée aux enfants et adolescents: être morale - c'est-à-dire colporter les valeurs jugées importantes dans une société -, mais ne pas faire la morale. Provoquer un peu, aussi, s'il le faut. «La couverture de Non, c'est non [un roman qui parle d'agression sexuelle] suscite un malaise, convient Sandy Pellerin. Mais le message passe. Juste à voir la couverture, les jeunes comprennent que non, c'est non.»

«Dans tous mes livres, il y a des blagues crues, mais je considère que c'est toujours bien amené», affirme Daniel Brouillette. Il juge par ailleurs que la «morale» de son livre est bonne, même si elle n'est pas «surlignée au highlighter». «Je trouve que le message est bon, mais il faut faire l'effort de lire le livre, plaide l'auteur, pas juste regarder la couverture.»