« Tu n'as pas le choix, man! », répond Jocelyn quand on lui demande s'il voulait être présent à la naissance de son premier enfant. Christian, lui, n'aurait d'ailleurs pas raté ça. En 2015, au Québec, la question ne se pose pas : tout le monde s'attend à ce que le père assiste sa compagne lors d'un accouchement. Trouvent-ils leur place une fois dans le feu de l'action? Notre journaliste Alexandre Vigneault a parlé avec de jeunes pères.

Elle accouche, nous accouchons...

Étais-tu présent à la naissance de tes enfants? Avais-tu envie d'être là? L'enquête, informelle, a duré des mois. Tous les pères répondaient presque invariablement « oui » aux deux questions. « Je me demande s'ils ne choisiraient pas d'être ailleurs s'ils avaient vraiment le choix », se demande toutefois Annie Noël de Tilly, accompagnante à la naissance depuis 10 ans.

L'obstétricien et gynécologue Marc-Yvon Arsenault n'est pas non plus convaincu de la sincérité de tous ces « oui ». « C'est aussi attendu de la part de la conjointe », dit le médecin, qui pratique des accouchements depuis 1990. Annie Noël de Tilly renchérit : « On ne se pose pas la question, c'est d'office que les femmes et la société demandent au père d'assister à l'accouchement. »

« Si ça n'avait été que de moi, je ne me serais pas pointé, avoue tout de même Jocelyn. Mais je ne pouvais pas dire ça. En 2015, un gars ne peut pas dire ça. » Il n'est pourtant pas le seul. Frédéric, un papa de France, a assisté à la naissance de son premier enfant. Par choix. « Ensuite, j'ai laissé ma place à ma belle-mère, qui en profite plus que moi », raconte-t-il.

Jocelyn n'aime pas les univers hospitaliers et préfère les relations humaines enrobées de conventions. À l'accouchement, qui n'a pas été sans histoire, il a fait face « à l'humain au premier degré ». Frédéric, lui, ne se sentait simplement pas à sa place. « J'ai eu l'impression d'assister à un moment entre femmes », explique-t-il, en précisant qu'il est plus l'exception que la règle dans son entourage.

« La majorité des hommes ont envie de participer [au Québec], affirme Annie Noël de Tilly. On voit de plus en plus de papas du Maghreb. Peut-être pas aux premières loges, mais ils sont présents, même si ça ne se passe pas comme ça dans leur pays d'origine. » La présence à l'accouchement serait plus difficile à concevoir, selon son expérience, pour les pères originaires d'Afrique subsaharienne.

« Je me sentais à ma place »

Guillaume, papa d'un garçon d'une quinzaine de mois, ne s'est jamais posé la question. « C'était évident que je devais être là pour ce moment unique, pour assister ma blonde dans ce moment merveilleux et douloureux, dit-il. Non seulement je me sentais à ma place, mais je sentais aussi que c'était ma place dans la tête de ma blonde. [...] Il va falloir qu'il m'arrive une grosse bad luck pour que je n'assiste pas à la naissance d'un de mes enfants. »

L'enthousiasme de Guillaume s'explique par sa « culture » : à 10 ans, il a assisté à la naissance de son petit frère. « Ça m'a bien impressionné. Je n'ai pas été traumatisé du tout », assure-t-il. Christian, Montréalais dont le fils est né l'automne dernier, ne croit pas avoir eu les nerfs aussi solides...

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Guillaume Déziel et son fils

« Les choses sont allées vite, raconte-t-il. Je faisais ce que l'infirmière me disait de faire. J'ai aidé ma blonde à pousser, je la calmais. Tu ne sais pas quoi faire, tu ne sais pas où te mettre... » Est-ce que sa blonde trouve qu'il a bien fait ça? « Je ne sais pas trop, mais elle, elle a bien fait ça! Elle était en contrôle, c'était beau à voir. »

Des pères mal préparés?

Les gars ne sont pas toujours suffisamment préparés à vivre « l'intensité de l'accouchement », croit l'accompagnante Annie Noël de Tilly, évoquant ces hommes figés par un sentiment d'impuissance. S'appuyant sur les travaux de l'obstétricien Michel Odent, elle avance par ailleurs que le stress du père peut se communiquer à la mère et avoir un impact néfaste sur le déroulement d'un accouchement.

Raymond Villeneuve, du Regroupement pour la valorisation de la paternité, trouve pour sa part qu'on n'aide pas assez les pères à trouver leur place au moment de la naissance.

Il déplore l'absence des pères dans les politiques familiales : « Ils ne font pas partie de l'équation... »

« On s'attend à ce que le père soit présent. Il y a un mobilier d'appoint pour lui dans la chambre pour qu'il puisse dormir là, alors oui, il fait partie de l'équation, estime au contraire le Dr Marc-Yvon Arsenault, qui pratique à l'Hôpital de LaSalle. Est-ce qu'on lui fait assez de place? Bonne question. Ça va aussi dépendre de la place qu'il veut prendre et de celle que sa conjointe va lui laisser. »

Clarifier les attentes

Pour aider les pères à trouver leur place, Annie Noël de Tilly leur demande où ils se voient durant l'accouchement : aux pieds de leur compagne, pour voir le bébé arriver, ou à sa tête, pour lui parler dans l'oreille? « Ça les soulage », a-t-elle constaté. Certains craignent-ils un impact sur leur désir sexuel? « Parfois, c'est dit, convient l'accompagnante. Parfois, c'est clair que c'est la fille qui ne veut pas que le gars voie le bébé sortir. »

Les attentes doivent être claires de part et d'autre, suggère Raymond Villeneuve, qui a donné des cours prénataux en équipe avec une femme pendant des années. Ce mode de fonctionnement « rarissime », déplore-t-il, permettait aux hommes d'exprimer des inquiétudes qu'ils n'osaient pas toujours avouer à la future maman. Comme la crainte qu'il arrive quelque chose au bébé. Ou à la mère...

La trajectoire du père est parallèle, mais différente de celle de la mère durant la grossesse, insiste Raymond Villeneuve. « Il y a peu d'endroits où on parle au gars comme à un futur parent, se désole-t-il. Juste le fait de leur parler comme à un futur père les aide à se projeter dans ce rôle. »

Histoire des pères à l'accouchement

Que le père assiste à la naissance de ses enfants va de soi de nos jours. Sa présence auprès de sa compagne est même largement acceptée depuis les années 80. « Mais les hommes n'ont jamais été totalement exclus de cette expérience », raconte l'historienne Andrée Rivard.

Avant 1950

Traditionnellement, au Québec comme dans d'autres sociétés, l'expérience de l'accouchement se déclinait au féminin. L'image qui s'impose d'emblée dans notre esprit, lorsqu'on songe au passé, est celle d'un père impuissant qui fixe une porte fermée d'où proviennent des cris de douleur jusqu'à ce que résonnent ceux, libérateurs, du poupon.

Cette image ne raconte pas toute l'histoire. « Avant 1950, la présence du père était assez fréquente », assure Andrée Rivard, auteure d'une Histoire de l'accouchement dans un Québec moderne. Sa présence tient cependant aux circonstances.

« La présence du père pouvait être demandée par la mère, qui désirait son soutien, ou bien il devait apporter son aide parce qu'aucun autre soutien n'était disponible, raconte-t-elle. Les pères acceptaient, mais jamais ils ne se sont imaginé que c'était leur place. »

1950

Les années 50 marquent un tournant : au début de la décennie, la moitié des accouchements se déroulent à l'hôpital, alors que 10 ans plus tard, presque tous les bébés du Québec - 95 % - naissent en milieu hospitalier. « Les médecins incitaient les femmes à accoucher à l'hôpital. Ils ne voulaient pas se sentir surveillés par les proches », raconte l'historienne.

En milieu hospitalier, les règles sont strictes. Et la présence du père en salle d'accouchement est contraire au règlement. Il est donc exclu. La médicalisation extrême de l'accouchement (calmant administré aux femmes, expulsion du bébé sous anesthésie générale, utilisation fréquente de forceps) fait aussi en sorte que le père est inutile.

L'idée selon laquelle il faut privilégier l'accouchement naturel se développe en Europe dès les années 50, mais est très embryonnaire au Québec à cette époque. « Il y a quand même des pères qui ont forcé les portes des salles d'accouchement », raconte Andrée Rivard. Et des pères qui ont été expulsés de l'hôpital...

Au cours des années 60, les transformations de la société (notamment le rapport à l'autorité) font que de plus en plus de couples réclament la présence du père à l'accouchement. Des femmes défendent le droit de leur mari de les accompagner. La porte s'entrouvre.

Années 70 : le renversement

En une décennie, la tendance est renversée. Il y a moins d'accouchements très médicalisés (« On s'est rendu compte que c'était dangereux pour la mère et pour le bébé », signale l'historienne) et certains médecins commencent à faire preuve d'ouverture. La concurrence entre les hôpitaux joue également : entre un endroit ouvert à la présence du père et un autre plus réticent, les couples pouvaient parfois choisir celui qui leur correspondait.

Par ailleurs, l'accouchement naturel gagnant du terrain, on a trouvé un rôle au père : calmer sa femme, s'assurer qu'elle respire correctement, etc. « On a construit un rôle au père, constate Andrée Rivard. C'est comme si on s'était dit : tant qu'à avoir le père, autant que sa présence soit utile. »

1980 et après

Le « retour » du père à l'accouchement a été graduel. Au début, il pouvait n'être invité qu'au moment de l'expulsion du bébé, par exemple. Sa présence tout au long du travail était toutefois « largement acceptée » dès les années 80. Enfin, acceptée n'est peut-être pas le bon mot, selon Andrée Rivard ; « obligée » conviendrait peut-être mieux.

« On est passé d'un père réfréné, puis encadré, à un père qui a le devoir d'être là, dit-elle. De nos jours, les pères n'ont plus tellement le choix. Il y a une convention sociale qui existe. [...] Le père a le devoir d'être présent, de soutenir sa femme et d'être heureux d'y être, même s'il vit lui aussi un tourbillon d'émotions. »

Que les pères y soient, l'historienne n'a rien contre. Elle croit d'ailleurs qu'ils sont « en général » heureux d'y être. « Mais je pense qu'il y en a sûrement un certain nombre qui s'autocensurent au sujet de leur malaise d'être là », songe-t-elle. 

Histoire à suivre : Andrée Rivard et Francine de Montigny publieront l'an prochain un livre sur l'accouchement qui creusera davantage le point de vue des pères.

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Passer de l'abstrait au concret

« Ton rôle de père, il commence plus après la naissance, quand il est sorti et qu'il a passé la batterie de tests », estime Guillaume Déziel, papa d'un petit garçon d'une quinzaine de mois.

Son expérience recoupe ce qu'affirment bien des intervenants : les mères portent l'enfant dans leur ventre, les pères dans leur tête. Il existe toutefois des moyens pour aider ces derniers à passer de l'abstrait au concret dès avant la naissance.

L'un des trucs spontanément utilisés par des papas en devenir, c'est de parler à leur bébé, c'est-à-dire au ventre de la maman, puisque le foetus commence à entendre vers la 25e semaine de grossesse. Certains hommes en profitent pour mettre au point leur répertoire de berceuses. L'objectif a beau être noble, il est naturel de ne pas se sentir comme un Prix Nobel d'astrophysique lorsqu'on se voit parler à un nombril...

Cache-cache avec le foetus

L'une des autres options pour favoriser le lien père-enfant in utero, c'est l'haptonomie. Décrite comme une science de l'affectivité, cette approche développée par le Néerlandais Frans Veldman repose sur le toucher. Ainsi, en exerçant des pressions sur le ventre de la mère, d'une manière précise, le père (ou la mère, ou les frères et soeurs) arriverait à établir un contact empreint de respect et de chaleur avec le bébé à naître.

Ce mode de communication, qui s'apparente à une version structurée du jeu de cache-cache auquel s'adonnent spontanément bien des parents et des foetus, contribuerait à jeter les bases d'un lien de confiance avec le bébé. La formation en haptonomie est notamment offerte par des accompagnantes à la naissance.

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Différents papas types

En 25 ans de pratique, l'obstétricien-gynécologue Marc-Yvon Arsenault a vu toutes sortes d'accouchements. Et toutes sortes de pères. Portraits.

L'absent

Il y a toujours des femmes qui accouchent seules. « Ça, c'est dur », dit Marc-Yvon Arsenault, qui pratique à l'hôpital LaSalle. Soit le père n'est plus dans le portrait, soit il s'en fiche... Son absence est parfois due à la nécessité : il doit s'occuper des autres enfants à la maison ou doit travailler parce que la famille ne peut se permettre de perdre une journée de salaire. « Ça peut être le cas de nouveaux arrivants, qui n'ont pas encore de réseau », a constaté le médecin.

L'absent (bis)

Présent physiquement, il préférerait manifestement être ailleurs. « Il y en a qui ne veulent pas être là, et ça se voit. Ils s'équipent en prévision d'une longue attente, apportent des DVD et tout. Tu sens qu'ils veulent en faire le moins possible. Ils restent assis à l'écart du lit si on ne leur donne pas un rôle à jouer, expose le Dr Arsenault. Parfois, une soeur ou la mère de la femme qui accouche est présente. »

Un parmi d'autres

L'accouchement prend parfois l'allure d'un événement familial. « Le record qu'on a eu dans une chambre d'accouchement, c'est 18 personnes : le mononcle, la matante, la soeur, la mère, raconte Marc-Yvon Arsenault. Le père est là, mais il est un parmi d'autres dans le party. »

Le trop présent

Ce père-là est contrôlant, remet en question chaque geste du médecin, veut que toutes les communications entre l'équipe et sa femme passent par lui. Les trop présents « s'approprient le rôle principal » lors de l'accouchement. « Ça, c'est trop, en ce qui me concerne. Je pense que ces pères sont bien intentionnés, reconnaît le médecin, mais ils sont souvent mal perçus par les équipes. »

L'hypersensible

Il y a des pères qui craignent de perdre la carte à l'accouchement. Et il y en a à qui ça arrive. Le Dr Arsenault se rappelle un gars qui a perdu connaissance, s'est fracturé le crâne et s'est retrouvé aux soins intensifs pendant que sa compagne accouchait. Il en a aussi vu un s'effondrer et se fracturer la mâchoire lors d'une échographie...

Le bon coach

« Il y en a beaucoup, de beaux accouchements à faire pleurer, assure toutefois Marc-Yvon Arsenault. Des fois, c'est une affaire de couple et tu n'as pas envie de t'immiscer là-dedans. » Ces gars, que le médecin qualifie de « maudits bons accompagnants », sont présents sans s'approprier l'événement, sont proches de leur compagne, savent l'encourager. « J'ai vu des gars sauver des césariennes, assure-t-il. La maman est fatiguée, le bébé aussi, et il arrive que le gars soit capable d'encourager sa blonde d'une manière à laquelle elle est réceptive. Il l'aide à gravir la dernière côte. »