Il y a d'une part René-Charles, la petite de Julie Snyder et des centaines d'autres comme eux, pétants de santé, qui ne seraient pas nés sans la procréation assistée. Il y a d'autre part quantité de parents qui se retrouvent en plein drame humain, et cela, «à cause de médecins».

«On n'a pas le droit de mettre nos patients en danger. C'est pourtant ce qui se fait tous les jours dans les cliniques de fertilité.» Toute l'exaspération du monde se lit dans les propos du Dr Keith Barrington, néonatologiste à l'hôpital Sainte-Justine, qui n'est pas à court d'histoires d'horreur.

Le Dr Barrington évoque ce couple sans enfant dont la femme, âgée de 40 ans, attendait des triplés. «Le couple avait consenti à un transfert de trois embryons, ce qui était déjà trop, à mon avis. Mais quand la femme, les jambes en l'air, était en train de recevoir les embryons, le médecin lui a dit qu'elle en avait six qui avaient de l'allure et qu'il serait mieux de les transférer tous les six. Peut-on parler de consentement éclairé?»

Chez un autre couple où il y avait eu transfert de quatre embryons, poursuit le Dr Barrington, trois ont commencé à se développer. À 18 semaines, l'un est mort in utero. L'accouchement des deux autres s'est fait très prématurément. L'un est mort, l'autre a eu de sérieux problèmes aux poumons.

Le médecin évoque encore cette femme qui avait déjà accouché, à 23 semaines, d'un bébé prématuré qui est ensuite mort. Elle a retenté le coup de la fécondation in vitro et a accouché de jumeaux à 24 semaines. «L'un est mort après sept ou huit semaines de soins intensifs. L'autre a survécu, mais avec de graves problèmes pulmonaires.»

Dans un article qu'il vient de proposer à une revue scientifique, le Dr Barrington estime à 40 millions les coûts annuels en soins immédiats aux bébés nés prématurément des suites d'une procréation assistée au Canada.

Sentiment de culpabilité

Déjà, en 2006, en commission parlementaire sur le même sujet, la Dre Annie Janvier était montée au créneau au nom des pédiatres du Québec, armée des chiffres d'admission en néonatalogie (soins intensifs) à l'hôpital Royal-Victoria l'année précédente. «Vingt pour cent de ces admissions étaient des bébés (issus) de grossesses multiples induites par la médecine, donc évitables.»

Ce qui ne va pas sans beaucoup de souffrances, disait-elle, liées à «la culpabilité des parents, de la maman qui accouche prématurément, qui vit toute sa vie avec le deuil de l'enfant normal, avec le (sentiment) que c'était peut-être de sa faute, même si on lui dit plusieurs fois que ce n'était pas de sa faute».

Et c'est sans compter, poursuivait la Dre Janvier, sur le malaise des médecins face à une «réduction foetale», c'est-à-dire à l'élimination d'un ou des embryons pour le bien de la mère et des autres bébés en gestation.

En entrevue, le Dr François Bissonnette, président de l'Association canadienne de fertilité, explique qu'en présence de triplés en gestation, «la moitié des couples font des réductions embryonnaires pour avoir des jumeaux» mais qu'il est exceptionnel que cela se fasse en présence de jumeaux. La procédure n'est pas à prendre à la légère, note-t-il, puisque, quand on procède à cette intervention, «on a 10% de risques de tout perdre».

Cela étant dit, les triplés ne sont pas monnaie courante, note-t-il. En procréation assistée, «ce sont 5% des grossesses qui finissent en triplés», signale-t-il.

Pas d'octuplés au pays, donc, mais une poignée de triplés et quantité de jumeaux induits soit en clinique de fertilité, soit dans des cabinets réguliers où les femmes qui ont du mal à concevoir suivent des traitements de stimulation ovarienne.

»Un sérieux problème»

Comment le Dr Bissonnette juge-t-il la situation actuelle? «On a un sérieux problème», dit-il, ajoutant d'emblée qu'une grossesse multiple est considérée comme un échec.

Alors pourquoi implanter régulièrement plus d'un embryon? C'est que, quand l'éventualité d'avoir des jumeaux est présentée aux parents, raconte-t-il, «la plupart d'entre eux sourient». «En avoir deux, c'est leur rêve. Quand on leur parle des risques, ils pensent que ça n'arrive qu'aux autres.»

Le Dr Robert Hemmings, qui travaille à la clinique OVO, évoque aussi l'énorme pression que les médecins subiraient de la part de patientes. «Comme les coûts des traitements n'étaient pas remboursés (jusqu'ici), cette pression était énorme.»

Le médecin n'a-t-il pas le dernier mot?

«Ce qui se fait correspond à ce qui se fait en Amérique du Nord», répond le Dr Hemmings, évoquant les lignes directrices énoncées par les sociétés savantes.

Le gros problème, note Yves Robert, secrétaire au Collège des médecins, c'est que les médecins en procréation assistée sont juges et parties. «Ceux qui édictent les règles (sur le nombre d'embryons transférés, par exemple) sont aussi ceux qui ont intérêt à présenter de bons taux de fertilité.»

«Ces médecins-là agissent en pourvoyeurs de services, comme en chirurgie esthétique, estime pour sa part Bernard Keating, professeur d'éthique à l'Université Laval et membre du Conseil du médicament du Québec. Quand une patiente réclame quelque chose, le médecin n'a pas du tout à y consentir. L'une des premières règles, en médecine, c'est d'abord de ne pas nuire - règle que l'on viole à qui mieux mieux dans ce domaine. On se permet, en reproduction assistée, des choses qui feraient scandale si on se les permettait dans le développement du médicament.»

Trop souvent, on place les parents dans des situations impossibles, juge M. Keating. Se faire avorter quand un enfant n'est pas désiré ou planifié, c'est une chose, dit-il. Mais détruire des embryons qu'on a transplantés en toute connaissance de cause, c'en est une autre et «ça place la femme dans un dilemme impossible à résoudre».

DANS LE MONDE

BELGIQUE

Chez les moins de 35 ans, un seul embryon est transplanté à la fois, à moins que la qualité des embryons soit insuffisante. Chez les femmes de 36 à 39 ans, deux puis trois embryons peuvent être transférés. Six cycles de fécondation in vitro sont remboursés.

SCANDINAVIE

Depuis 2000, la tendance en Suède et en Finlande est à l'implantation d'un seul embryon à la fois. Aujourd'hui, c'est ce qui se fait dans 70% des cas (contre 11% aux États-Unis et au Canada). Le taux de jumeaux n'est que de 5% en Suède.

ÉTATS-UNIS

La naissance d'octuplés a mis les cliniques de fertilité sur la sellette, mais la Société américaine de médecine reproductive recommande depuis 2008 l'implantation d'un seul embryon pour les femmes de moins de 35 ans ayant un bon pronostic, de deux embryons pour les femmes de 35 à 37 ans, et d'un maximum de trois pour celles de 38 à 40 ans. Interviewés par l'Associated Press après la naissance des octuplés, des médecins estimaient que moins de 20% des médecins en fertilité suivaient ces balises générales.

CANADA

Une loi sur la procréation assistée a été promulguée en 2004 au Canada. Les règlements qui devaient la mettre en application tardent à être rédigés et Québec s'attaque en Cour à la constitutionnalité de bon nombre de ses articles. Un projet de loi québécois est attendu ce printemps. Ce sera le troisième, les deux autres étant morts au feuilleton.

89% : PROPORTION DE CYCLES OÙ PLUS D'UN EMBRYON A ÉTÉ IMPLANTÉ

Selon une étude publiée l'an dernier par Gunby et al. dans la revue Fertilité et stérilité et réalisée auprès des clients de 25 cliniques canadiennes de fertilité en 2005, un seul embryon avait été implanté dans seulement 11% des cycles de fécondation in vitro. Dans 57% des cas, il y a eu transfert de deux embryons ; dans 23%, transfert de trois embryons et dans 9% des cas, transfert de quatre embryons ou plus.