Pour goûter à la cuisine moléculaire dernier cri, on peut essayer d'aller à elBulli, en Espagne, en espérant avoir une réservation, deux ans à l'avance. Ou alors, si on ne veut pas aller aussi loin ni attendre aussi longtemps, on va à Alinea, à Chicago, le restaurant de Grant Achatz qui se spécialise lui aussi dans ce type de gastronomie.

Bulles de gelée extra-fine remplies de jus ou d'alcool qui éclatent sous la dent, coussins d'air qui se dégonflent en exhalant des vapeurs aromatiques, bouchées suspendues sur des épingles d'acupuncture... Alinea joue aussi beaucoup sur les techniques, les agencements complexes et, bien sûr, les mises en scène.

« Ne tirez sur l'aiguille qu'une fois la pomme de terre dans votre bouche sinon elle va tomber dans le bol et le faire fondre, il est en cire », explique le serveur au sujet du huitième des 14 plats. Et dire que j'ai pris le menu court... « Mangez ce dumpling tout d'un coup, il est rempli de bouillon qui explosera partout sinon », explique-t-il au sujet d'un exquis mini-ravioli. « Ceci ne se mange pas, ce sont des pierres pour faire brûler des épices... » Comme à elBulli, rares sont les plats que l'on peut manger sans d'abord se faire expliquer comment par un serveur habillé en complet Ermenegildo Zegna.

Considéré comme l'un des meilleurs restaurants aux États-Unis actuellement, Alinea fait partie de ces lieux où l'on va plus pour vivre une expérience que pour se nourrir. Comme à elBulli, on peut difficilement s'en tirer pour moins de 275 $ par personne tout compris (ce qui est nettement mieux cependant que bien des grands étoilés Michelin européens), mais contrairement au haut lieu catalan, il est encore accessible. Lorsque j'y suis allée en janvier, j'ai réservé à peine une semaine à l'avance. J'aurais préféré y aller un samedi soir, mais c'était complet. « Pour le samedi, pour être sûr, il faut y penser deux mois à l'avance », m'a gentiment expliqué le monsieur au téléphone. On m'a donc plutôt proposé un dimanche et ce fut réglé. Une semaine plus tard, j'étais au resto. On est loin du stress du tirage au sort du restaurant de Ferran Adrià.

La décoration des lieux est apaisante, d'une très grande élégance, aussi minimaliste que soignée. On sent les influences autant japonaises qu'italiennes contemporaines. Tout est en lignes droites et en noir et blanc, avec du beige et du perle, des miroirs et des lumières tamisées.

On entre à Alinea comme dans une sorte de temple assourdi où les banquettes sont douces et les gestes nets. Les gens parlent, mais on les entend peu.

Le maître des lieux s'appelle Grant Achatz, un homme dans la mi-trentaine, qui a secoué le monde de la gastronomie américaine en annonçant il y a deux ans qu'il était atteint d'un cancer de la bouche dont il s'est depuis remis. Ancien étudiant de Thomas Keller du French Laundry et grand adepte de cuisine moléculaire, c'est lui le visage d'Alinea, ouvert en 2005, et qui dès sa deuxième année s'est taillé une place dans la fameuse liste des 50 meilleurs établissements du monde du magazine Restaurant.

Aujourd'hui rétabli, Achatz avance sur le terrain moléculaire en utilisant beaucoup l'instrumentation de pointe afin que les cuissons soient chirurgicales, que les émulsions tiennent comme par magie. Ainsi outillé, il décline des ingrédients - le beurre, par exemple - pour en faire un plat complet. Ou alors il construit un dessert façon shooter avec oeuf de yaourt et clôt ensuite le repas sur un bonbon de patate douce piqué sur un bâton de cannelle incandescent.

Oui, chez lui, on en fume du bon.