Tout l'été, La Presse donne la parole à ceux qui réinventent notre terroir. Des gens qui ont pris de sérieux risques pour se lancer dans des cultures moins populaires que d'autres ou qui ont décidé de faire les choses différemment. Ils créent maintenant dans leurs champs, leurs fermes, leurs brasseries et leurs fromageries des produits qui se trouveront bientôt sur votre table. Chaque samedi, découvrez ces gens d'avant-goût.

Peu de consommateurs l'ont remarqué, mais depuis cinq ans, les champs de blé se multiplient au Québec. Un blé naturel, qui aura poussé sans pesticides ni engrais chimiques. Derrière cette révolution blonde se cache les Moulins de Soulanges, auxquels on doit des farines de spécialité et, avec elles, les premiers pains 100% québécois dans les magasins de grande distribution. Et ça, les consommateurs le remarquent.

 

C'est à Milan (en Estrie, et non en Italie!) que toute cette histoire a commencé.

Il y a quelques années, le meunier Robert Beauchemin calcule que 97% des grains de son moulin proviennent de la Saskatchewan. Il veut faire des farines québécoises, mais il ne trouve pas de blé. La culture du blé avait été délaissée au Québec, au profit du maïs et du soya. Il convainc quelques producteurs de faire un retour au blé, plus écologique.

En 2004, une douzaine d'agriculteurs québécois tentent le coup. Cette année, il y en a 453. Tous font désormais du blé selon des principes écologiques, sans pour autant avoir la certification biologique. Une vingtaine de critères sont évalués; les émissions de carbone, notamment, mais aussi la qualité de vie du cultivateur.

C'est l'agriculture raisonnée. Une façon de faire qui n'est pas nouvelle. En Europe, l'agriculture raisonnée est pratiquée et reconnue. Ici, le groupe des Moulins de Soulanges travaille à la définir, mais veut aussi éviter de tomber dans les certitudes inébranlables. Le groupe jongle avec beaucoup de questions: pour la qualité du sol, est-ce qu'il vaut mieux mettre moins de pesticides et travailler davantage la terre avec la machinerie? La charge environnementale d'un engrais peut-elle être moins lourde que celle du travail bio?

Le modèle est évolutif, confie Robert Beauchemin, puisque la pratique amènera certainement des réponses à plusieurs questions. La grille pour codifier les pratiques et leurs effets sur l'eau, le sol et l'air est en train d'être définie par l'équipe scientifique des Moulins. Depuis deux ans, des agronomes sillonnent les champs de blé du Québec et discutent avec les agriculteurs pour arriver à faire du blé de qualité supérieure, dans le plus grand respect de la nature.

Écolo, mais pas bio

L'arrivée de ce nouveau créneau en agriculture n'a pas fait que des heureux. Des producteurs biologiques s'inquiètent de voir émerger un compétiteur. On peut les comprendre: pourquoi le consommateur choisirait-il un pain bio s'il a, pour moins cher, un pain fait de blé québécois qui, en plus, est cultivé selon des principes écologiques? Excellente question.

Il y a de la place pour l'un et pour l'autre, assure Robert Beauchemin, qui vient lui-même du monde bio. Ce mathématicien de formation s'est installé dans le village de Milan, non loin de Lac-Mégantic, dans les années 70. Là, il fonde La Milanaise, qui commercialise des grains certifiés biologiques.

Le bio a percé en Amérique du Nord lorsqu'il a adopté le discours santé, dit Robert Beauchemin. Les consommateurs étant plus préoccupés par leur propre santé que par celle de la planète, les promoteurs du bio ont préféré laisser le discours écologiste de côté. Et ça a bien marché. Pour quelque temps. «Le marché du bio continue d'être en croissance, estime Robert Beauchemin, mais de manière plus prudente.»

La vague environnementaliste a ouvert un nouveau marché. En Europe d'abord, où des supermarchés affichent les coûts énergétiques sur certains aliments. Y compris l'emballage, la conservation et bien sûr le transport des ingrédients.

À ce moment-là, dans son entreprise de Milan, Robert Beauchemin se questionnait aussi sur ce «coût énergétique total». S'il voulait diminuer ce coût, il fallait trouver des agriculteurs prêts à planter du blé ici. Or, avant d'obtenir une certification biologique, il faut trois ans de transition. Trois années durant lesquelles le cultivateur travaille sa terre de façon bio, mais n'obtient pas la prime qui accompagne la certification. Avec le bio, les coûts de production sont souvent plus élevés au départ et les rendements peuvent diminuer. Une équation intenable pour le producteur. C'est ce blé de transition, cultivé selon les principes écologiques, qui a d'abord intéressé Beauchemin. Il a commencé à sonder le marché.

La chaîne de boulangerie Première Moisson a immédiatement trouvé l'idée intéressante. D'autant plus que les premiers échantillons de blé naturel se travaillaient très bien. Le blé donnait des pains blonds, particulièrement croûtés. L'étiquette «blé québécois et naturel» s'annonçait aussi très vendeuse pour du pain de spécialité.

Première Moisson était si intéressée que la boulangerie montréalaise est devenue partenaire dans les nouveaux Moulins de Soulanges, avec un groupe d'agriculteurs. Tous les acteurs étaient ainsi représentés dans le projet. Ce qui compliquait sérieusement la prise de décision, mais rendait les discussions d'autant plus riches.

Responsabiliser l'agriculteur

Les Moulins de Soulanges paie une prime allant jusqu'à 40$ la tonne pour du meilleur blé. Il se vend entre 180$ et 210$ la tonne, selon les prix du marché. Des agriculteurs sont donc très prospères depuis qu'ils font du blé naturel, explique Robert Beauchemin. Ils en parlent à leur voisin, qui se lance à son tour.

Mais il y a aussi un sentiment de fierté. Le groupe des Moulins a tenu à rétablir la chaîne de valeur qui existe entre celui qui fait pousser les céréales et celui qui fait le pain.

«Il faut responsabiliser l'agriculteur, explique Robert Beauchemin. Il faut qu'il comprenne bien que son blé n'est pas qu'un produit de commodité qui se vend à un prix déterminé à la Bourse de Minneapolis. Son blé, c'est aussi ce qui va finir sur la table de quelqu'un.» Pour rétablir ce lien dans la chaîne de production, M. Beauchemin et son groupe ont organisé des visites de boulangeries. Plus de 600 agriculteurs ont fait le tour, regardé la machinerie transformer les céréales en pâte, puis en pain. Ils sont repartis à la maison avec cinq ou six baguettes sous le bras et un énorme sentiment de fierté. On a même vu quelques yeux mouillés d'émotion, confie le meunier qui, à l'inverse, a aussi amené des boulangers dans les champs. «C'est ce qui fait que cette année, avec la mauvaise température, le téléphone a sonné aux Moulins de Soulanges, dit Robert Beauchemin. Les boulangers voulaient savoir si leur blé poussait quand même!»

Les Moulins de Soulanges fera peut-être des petits. Car si le groupe veut suivre ses propres règles, il faudrait mettre au monde de nouveaux moulins à proximité des marchés les plus prometteurs plutôt que de tout centraliser à l'ouest de Montréal, à Saint-Polycarpe plus précisément, où tout est produit. Les agriculteurs de Québec pourraient avoir un moulin pas trop loin. Ceux du Lac-Saint-Jean aussi.

C'est ce qui guette les Moulins de Soulanges, car la grande distribution s'intéresse de plus en plus à ses farines de spécialité. L'entreprise Auger utilise déjà le blé des Moulins de Soulanges pour faire le premier pain tranché 100% québécois. Il est vendu chez Wal-Mart.