J'aborde mon quatrième kilomètre à peu près devant l'enclos des wapitis. Après l'enclos il y a une côte d'un demi-kilomètre assez abrupte, et c'est là. Là, en haut de la côte, en basculant vers le fond du vallon, dans la bascule elle-même, que cela se produit.

C'est là que je sors de ma course pour, comment dire ? Pour entrer dans le paysage. Curieux sentiment d'éclatement et dans le même temps de plénitude, je deviens à la fois la route, le ciel et les champs. Cela dure tout un kilomètre jusqu'à la pancarte où je ferai demi-tour.

Vous entendez souvent les coureurs de fond dire qu'ils entrent dans leur bulle, on pense à une région de leur âme où ils se replient et d'où ils se voient, se sentent courir sans que pèsent leur effort ni leur fatigue. Moi c'est pas du tout ça. Je ne sors pas de ma course pour entrer dans ma tête. Je sors de ma course pour littéralement, littérairement en réalité, entrer dans le paysage, être à la fois dans le ciel, dans les champs, dans la photo, dites que je suis fou, mais j'ai la conviction que si je m'arrêtais à ce moment-là pour prendre le paysage en photo, j'ai la conviction que je serais dans la photo : je serais là-bas, dans le « S » de la route juste avant qu'elle entre dans le bois.

Courir, c'est pour moi aller toujours au même carrefour de l'effort et du rêve et en revenir fébrile, avec une formidable envie d'écrire. À relire mes vieilles chroniques je pourrais vous dire celles que j'ai écrites en revenant de courir, et, hélas, les nombreuses autres où je n'avais pas couru depuis longtemps.

Son parcours de course préféré:

Dans une ville inconnue prendre à droite en sortant de l'hôtel, ou a gauche, ou enfiler l'avenue devant, courir au hasard, au bout d'une heure environ... «Taxi: hôtel Bellevue s'il vous plait !» Une fois, à Bucarest où j'étais pour couvrir un combat de boxe, je ne me souvenais plus: hôtel... hôtel... merde! Le chauffeur m'a mené d'hôtel en hôtel: celui-là? Non. Celui-là? Non. Celui-là? Yé. Hôtel Europa, c'était pourtant pas difficile, Europa.