L'entrevue tire à sa fin, dans le pub situé sous le Comedy Works, rue Bishop. Un homme que Tranna semble connaître s'approche d'elle et lui chuchote quelque chose à l'oreille. Elle fige, son visage se défait un peu et elle dit fermement à l'homme de partir et de la laisser tranquille. Pour l'humoriste trans, le changement n'est pas toujours synonyme de facilité.

Tranna Wintour a grandi à Pierrefonds, avec une soeur et des parents ouverts et aimants. Elle portait alors un prénom de garçon. Dès la maternelle, ses manières efféminées lui ont valu railleries et intimidation de la part des plus grands. « Alors j'ai arrêté d'exprimer ma féminité. » Puis, faute d'exemples diversifiés, le jeune homme a essayé de vivre sa vie comme homosexuel. « Je pensais que j'étais gai, alors j'ai essayé de m'insérer dans ce monde-là. Mais ça ne marchait pas. »

À l'époque, pas si lointaine pourtant, les exemples de femmes et d'hommes trans ne couraient pas les rues. « Si j'avais su, je me serais sûrement reconnue », croit Tranna. Caitlyn Jenner ? Elle a certainement servi la cause, mais la jeune femme ne s'identifie pas à « cette républicaine de 60 ans qui aime le golf. Caitlyn Jenner, c'est la preuve qu'on peut être trans et quand même être une maudite salope », lance-t-elle dans un de ses numéros de stand-up.

Pour Tranna, la révélation a eu lieu par un beau soir d'Halloween, en 2009, où elle s'était déguisée en Lady Gaga. « C'était la première fois, depuis que j'étais enfant, que je me permettais de porter des vêtements de femme. » Elle se trouvait belle. Elle se sentait bien dans sa peau, même avec un pénis et une pomme d'Adam.

« Je sais qu'à l'intérieur de moi, je suis femme. Les gens mettent beaucoup trop l'accent sur les apparences. Mais je comprends que ça puisse être difficile pour les autres. »

- Tranna Wintour

« Les gens sont confus. Ils veulent être capables de te mettre dans une case. J'ai envie de leur dire : "Just deal with it !" », ajoute l'anglophone, qui parle un français impeccable.

« C'est sûr que ce serait plus simple si je me changeais complètement en femme, physiquement, poursuit-elle. Mais je ne veux pas le faire pour les autres. En ce moment, la priorité, c'est l'épilation au laser. Puis on verra après. »

La présence de femmes trans à la télévision (Laverne Cox dans Orange is the New Black), dans les magazines (le mannequin Andreja Pejic) et au grand écran (Daniela Vega dans Una mujer fantástica) témoigne enfin d'une certaine ouverture d'esprit dans notre société. « Puis les jeunes queers laissent de plus en plus tomber les étiquettes », croit celle qui a néanmoins été bloquée par Tinder après que des hommes l'ont « rapportée », même si son profil énonçait clairement qui elle était.

DU CHANGEMENT D'IDENTITÉ SEXUELLE AU CHANGEMENT DE CARRIÈRE

Sa vraie identité sexuelle découverte et assumée, Tranna a enfin commencé à s'épanouir et à avoir confiance en elle. Elle a trouvé le courage de suivre la voie professionnelle dont elle avait toujours rêvé. « Comme enfant, j'avais un esprit très créatif et j'aimais beaucoup me donner en spectacle. Plus tard, je me suis tournée vers l'écriture. »

C'est en découvrant le travail de Sandra Bernhard qu'elle a compris comment elle pouvait marier son amour des histoires, de la musique, de la mode et de la scène.

« Je n'étais pas nécessairement une grande fan de stand-up, mais en voyant des performances de femmes, j'ai découvert d'autres types d'humour, plus personnels. »

L'été dernier, donc, Tranna a fait un deuxième grand saut : elle a quitté son emploi bien anonyme dans un centre d'appel pour tenter de gagner sa vie sur scène.

« Perdre ma sécurité financière, c'est sans doute la chose la plus stressante et effrayante que j'ai faite de ma vie. Mais c'était nécessaire. »

- Tranna Wintour

« Une bonne année s'est écoulée entre le moment où j'ai réalisé que je voulais être humoriste à temps plein et celui où j'ai quitté mon emploi de manière définitive. Au début, j'étais un peu paralysée, puis je me suis activée. J'acceptais tous les contrats qui se présentaient. »

Lorsque le succès commence à se manifester, comme la fois où elle s'est produite à guichets fermés dans un cabaret de Greenwich Village, à New York, ou celle où elle a présenté le spectacle Sainte Céline avec Thomas Leblanc, à Juste pour rire, le sentiment de toute-puissance est grand.

« C'est le sentiment de réaliser ses rêves ! Il y a eu tellement de moments, ces dernières années, où j'ai fait des choses que je n'aurais jamais pensé possibles. » Ces moments compensent ceux, plus difficiles, où les gens critiquent son physique androgyne.

Ah oui. Vous voulez savoir ce que l'homme blanc d'âge mûr a chuchoté dans l'oreille de Tranna, en fin d'entrevue, la semaine dernière ? Il lui a conseillé d'aller s'acheter des foulards pour cacher sa disgracieuse pomme d'Adam.