Vous n'aimez pas le gâteau aux fruits? Visiblement, vous n'êtes pas seul.

La petite ville de Manitou Springs, au Colorado, organise chaque année un concours de lancer de gâteaux aux fruits, avec des catapultes géantes, pour permettre à tous les habitants de la ville de se débarrasser de leur dernier cadeau «empoisonné». Et que dire des créateurs du site internet loufoque antigateauauxfruits.com qui militent pour son interdiction?

Ringard, peu ragoutant, indigeste, ce gâteau ultra-traditionnel, fabriqué par des générations de grands-mères, solidement ancré dans notre patrimoine culinaire, ne mérite-t-il pas mieux que d'être source de blagues ou de servir à bloquer une porte?

«Certainement», dit avec aplomb Maryline Rodrigue-Trudel, une jeune femme qui compte ironiquement assurer son avenir en préparant des gâteaux que plusieurs souhaitent plutôt voir sombrer dans l'oubli. Avec son père Pierre, elle a fondé Toque & Tablier il y a quatre ans, une micro-entreprise qui ne produit que des gâteaux aux fruits, point à la ligne.

«Le gâteau aux fruits a très, très mauvaise réputation, et elle est en partie méritée», reconnaît tout de même Maryline Rodrigue-Trudel. La vaste majorité des versions vendues en magasin sont médiocres, dit-elle, fabriqués à grande échelle avec des ingrédients de qualité laissant à désirer. Pas étonnant qu'il soit tombé en disgrâce à peu près au même moment où sa production de masse a gagné en importance, qu'il a commencé à être vendu aussi bien dans les supermarchés que les quincailleries, sans plus de considération qu'une boîte de clous ou une conserve de petits pois.

Histoire d'augmenter les profits, les fabricants ont petit à petit transformé la recette aux origines pluricentenaires en réduisant la quantité de noix et de fruits confits - qui n'en sont souvent même pas, mais plutôt du rutabaga confit puis coloré et coupé en dés! - puis éliminé l'étape ô combien importante de la macération du gâteau dans une eau de vie qui lui permet de garder son moelleux. Résultat: le consommateur a souvent droit a un genre de quatre-quarts très sucré et très gras qui, parce qu'il contient davantage de pâte que de fruits et n'est pas imbibé d'alcool, sèche rapidement et devient effectivement assez dur quelques semaines à peine après sa préparation. Et dire que l'on préparait déjà des gâteaux aux fruits pour les chevaliers à l'époque des croisades, sachant qu'ils se conserveraient très, très longtemps! Mais pour cela, il ne doit donc contenir un qu'un minimum de pâte, qui sert à peine à lier noix et fruits ensemble, macérer dans un bon alcool au minimum un mois, au mieux un an... peut-être même plus. Toque & Tablier en garde une «cuvée spéciale» murie quatre ans, sans agents de conservation.

«Faire un bon gâteau aux fruits, cela prend du temps et beaucoup de soins, mais si on respecte bien les étapes, comme un bon alcool, il prendra du mieux en vieillissant et deviendra un produit exceptionnel», dit Pierre Trudel, qui n'oserait certainement pas goûter un gâteau périmé au péril de sa santé, lui qui fut inspecteur agroalimentaire pour le ministère de l'Alimentation avant de prendre sa retraite. Il faut faire le test avec ses gâteaux: après un mois, on distingue assez nettement dans chaque bouchée chaque ingrédient - cerise, noix, raisin, etc. Après un an, l'alcool a assoupli les noix et les fruits en une belle pâte humide aux saveurs profondes et complexes. Idéalement, il faut donc préparer ses gâteaux tout de suite après Noël... ou au plus tard dès le mois d'octobre ou novembre. Donc dès maintenant.

Origines multiples

Les origines exactes du gâteau aux fruits sont, à l'instar de bien des traditions, multiples. À une certaine époque, presque tous les pays européens en avaient une version, que ce soit les Italiens avec le panneforte ou les Allemands avec leur stollen, mais c'est bien aux Anglais que l'on doit celui de nos grands-mères, remarque Michel Lambert, auteur de la volumineuse Histoire de la cuisine familiale du Québec. Les premiers gâteaux aux fruits fabriqués par les colons anglais étaient faits de suif, de fruits confits, de noix, de mélasse et d'épices (cannelle, muscade, clou de girofle, gingembre et piment de la Jamaïque). Tous des ingrédients importés, chers, qui faisaient en sorte que ce gâteau était réservé aux grandes occasions, comme les mariages, puis petit à petit, particulièrement pour Noël. Le gras de boeuf a tranquillement fait place au lard salé, puis au saindoux et au beurre. On le cuisait dans l'âtre de la cheminée, à la vapeur. Ce n'est qu'avec l'arrivée du poêle à deux ponts que les ménagères ont commencé à le cuire au four.

«Mais ce n'est qu'au tournant des années 50 que le gâteau aux fruits s'est généralisé dans les familles francophones, remarque Michel Lambert. Chaque femme avait sa recette et ses petits trucs secrets, et on remarquait aussi quelques tendances régionales: à cette époque, les gâteaux contenaient plus de clou de girofle s'ils étaient préparés à Montréal, plus de cannelle s'ils étaient préparés à Québec, et plus de muscade s'ils l'étaient dans les Cantons-de-l'Est.

Aujourd'hui, le gâteau aux fruits ne correspond plus à nos canons culinaires, remarque Jean-Marie Francoeur, auteur de la Genèse de la cuisine québécoise. C'est de la cuisine médiévale, lourde, mais il mérite d'être préservé parce qu'il est partie prenante de notre histoire, dit-il. C'est un plat anglais qui s'est transformé et ancré dans la tradition québécoise.

«Et puis, c'est une activité tellement agréable à faire en famille!», ajoute Michel Lambert.

PHOTO NINON PEDNAULT, LA PRESSE

Recettes de famille

Les recettes des gâteaux de Toque & Tablier sont basées sur celle de Pierre, qu'il a lui-même héritée de sa mère et de sa grand-mère. À 20 ans, étudiant à Chicoutimi, il avait déjà l'habitude d'en préparer une quarantaine pour offrir ses cadeaux de Noël. Il allait cueillir ses noisettes dans la forêt et utilisait de l'angélique confite, vert éclatant, qu'il a délaissée petit à petit pour des ingrédients plus naturels, réduisant les fruits confits au profit des fruits séchés, plus goûteux et moins sucrés. Les cerises vertes ont été tout bonnement bannies. Les rouges se font rares, et seulement dans deux de leurs quatre recettes plus traditionnelles, «parce que les consommateurs s'attendent quand même à trouver des cerises dans un gâteau aux fruits», explique sa fille.

Pour Noël, nous leur avons posé le défi d'en préparer un qui contiendrait le plus d'ingrédients québécois possible, où les cerises ont été remplacées par des bleuets et des canneberges séchées, le sucre de canne par du sucre d'érable et de la gelée de sureau, et le brandy ou le rhum généralement utilisé par du cidre de glace. Préparés dès maintenant, ils seront juste à point pour le soir du réveillon, ou pour les premières sorties en ski de fond ou en raquette. Riche en fruits séchés et en noix, ce gâteau remplacera avantageusement une barre énergétique commerciale!

Pour trouver les gâteaux de Toque & Tablier: toqueettablier.ca

PHOTO ULYSSE LEMERISE, COLLABORATION SPÉCIALE

Pierre Trudel de Toque & Tablier