12h30. Anicet Desrochers arrive au volant de sa camionnette en soulevant un nuage de poussière dans l'entrée de sa maison. Cheveux en bataille, lacets défaits, jean trop bas, on miserait sa paie qu'il a passé la veille à bambocher dans un bar du Mile-End avec ses amis hipsters. Mais Anicet n'est pas un oiseau de nuit. C'est le roi des abeilles, et ses traits tirés, il les doit au travail épuisant dans les champs d'une année qui s'annonce exceptionnelle.

Si Anicet Desrochers n'a pas le style de l'emploi d'apiculteur, c'est sans doute parce qu'il n'en est pas un comme les autres. Il est installé avec sa femme Anne-Virginie à Ferme-Neuve, à 260 km de Montréal, dans cette région méconnue entre l'Abitibi et les Laurentides, et tous deux combattent chaque jour l'idée que le miel est un produit homogène et sans surprise, dont les principales qualités sont d'être jaune, sucré et vendu dans un pot en forme d'ourson.

Son entreprise commercialise sept variétés à déguster comme de bons vins, attentif à l'univers de saveurs qui se déploie doucement en bouche. La cuvée de printemps, riche en pollen de pissenlit, est plus piquante. Celle de tilleul, presque incolore, est légèrement mentholée. Le sarrasin, le préféré du chef Martin Picard, est plus corsé et rappelle le houblon.

Le miel, c'est la nature à l'état brut. «C'est l'un des produits les moins transformés que l'on peut trouver», martèle Anne-Virginie. Comme l'huile d'olive, le miel est extrait à froid de ses rayons. Le brut ne subira qu'un décantage avant d'être mis en pot. Le clair est filtré, et à peine chauffé à 40°C - une température atteinte l'été dans les ruches - mais ne sera pas pasteurisé (à 65°C) comme il l'est chez tant de gros producteurs-distributeurs. Il cristallisera donc sans doute, mais ce mal se corrige facilement en chauffant légèrement le pot à la maison, dans une casserole d'eau chaude ou au micro-ondes. Et au moins, il aura préservé toutes ses qualités intrinsèques, explique Anne-Virginie. «Le miel est très fragile, très sensible à la chaleur, qui lui fait perdre ses arômes.» La cire est récupérée pour faire des savons, des crèmes et des onguents. Ici, rien ne se perd.

Mieux: tout ce qui sort d'ici est biologique, et le détail n'est pas négligeable. Pour recevoir sa certification bio, un apiculteur doit prouver que la zone de 3 km entourant chacun de ses ruchers est soit biologique, soit laissée à l'état sauvage. À peine six producteurs sont bios au Québec, et Anicet Desrochers est de loin le plus gros, avec 100 ruchers et 1000 ruches, réparties sur quelque 100 km2. Il a dû convaincre plusieurs agriculteurs de délaisser insecticides et pesticides pour la bonne cause, créant l'une des zones certifiées biologiques les plus vastes de la côte est du continent. Une petite parcelle de paradis, à l'entendre parler.

«C'est le territoire le plus privilégié du Québec. Il y a une diversité de plantes et de fleurs extraordinaire ici, ce n'est pas comme en Montérégie, où il n'y a que du maïs et du soya.» Rien de bon pour la santé des abeilles, dit l'expert, qui cite les monocultures, pesticides et insectides parmi les grands coupables de la hausse de la mortalité des insectes pollinisateurs. Si on mangeait du brocoli matin, midi et soir, on aurait aussi le système à plat». Et rien de bon pour les gourmets: «Depuis 50 ans, le miel a perdu du goût au Québec, à cause des changements liés au mode d'agriculture. Les abeilles butinent des champs ensemencés à 100% avec la même plante, alors les saveurs sont moins complexes, moins riches», renchérit Anne-Virginie. Une discussion sur le miel n'est jamais que gourmande à Ferme-Neuve. Elle devient très vite socialement engagée. Et scientifique aussi.

Diplômé en anthropologie, Anicet voit son métier comme le mélange parfait du travail physique, gourmand et intellectuel. Il a suivi plusieurs formations universitaires en apiculture en Alberta, puis en Californie pour devenir aujourd'hui l'un des rares éleveurs de reines du pays. Il le fait par passion. Mais aussi par souci de renverser naturellement les taux de mortalité annuelle effarants observés partout dans le monde depuis quelques années, qui atteignent jusqu'à 30% au Québec, en sélectionnant les spécimens les plus productifs, dociles et résistants aux maladies.

«Je ne peux pas être pessimiste sur l'avenir des abeilles, sinon je vais arrêter tout de suite mon métier. Mais il faut prendre conscience de l'importance des abeilles! insiste Anicet Desrochers. Tout ce que vous achetez à l'épicerie qui a de la couleur, les fruits, les légumes, TOUT découle d'elles.» Enfin presque: 40% du contenu de l'assiette provient directement ou indirectement de la pollinisation, estime la Fédération des apiculteurs du Québec.

La meilleure arme des citoyens pour contrer la dangereuse tendance? «Acheter local!», tonnent Anicet et Anne-Virginie. Or, si 81% des Québécois affirment n'acheter que du miel provenant du Québec, dans les faits, les producteurs d'ici ne fournissent que 20 à 25% des stocks vendus. Le reste est importé du Brésil, des États-Unis, de l'Argentine, notamment, et revendu par des grossistes québécois. La filière biologique n'y échappe pas. D'où l'importance de chercher le logo «Miel 100% Québec» à l'épicerie, ou d'acheter directement auprès du producteur.

Les miels, moutardes, pains, baumes et autres produits naturels d'Anicet sont vendus dans les épiceries naturelles Rachelle-Béry et sur mielsdanicet.com.

Les abeilles en chiffres

40 jours

Une abeille ne vit qu'une quarantaine de jours en moyenne. D'abord nourrice, puis porteuse d'eau et gardienne, entre autres nombreux métiers, elle ne passera que les 20 derniers jours à butiner. Les ouvrières nées l'automne ont un peu plus de chance: elles vivront de 4 à 5 mois, jusqu'à ce qu'elles puissent ressortir au printemps chercher un premier lot de pollen pour la reine.

2000 oeufs

Chaque ruche ne contient qu'une seule reine. Elle vivra 3 ans et ne sera fécondée qu'une fois par une quinzaine de faux-bourdons. Elle pondra par la suite près de 2000 oeufs par jour.

500 000

Le pollen butiné dans 500 000 fleurs permet de produire à peine un kilo de miel.

1 kg

Les Québécois consomment en moyenne 1,05 kg de miel par année. C'est un peu plus que le sirop d'érable (780 g en moyenne), mais à peine 2,8% de tout le sucre consommé.

40 kg

Une ruche produit environ 40 kg de miel par récolte. Chaque boîte, appelée hausse, peut contenir 10 cadres en bois que les abeilles tapisseront de rayons gorgés de miel.

135

Le Québec compte 268 apiculteurs, mais seuls 135 possèdent au moins six ruches.