C'est l'heure du lunch et, sous la tente qui réunit environ 500 personnes provenant de 29 pays, les estomacs commencent à se faire entendre. Deux conférenciers arrivent sur scène et on nous distribue des sacs de papier. Super. Un sandwich?

Pas du tout.

Des bocaux de plastique avec des larves d'abeille, des fourmis trempées dans la crème - dont certaines frétillent encore -, du jus de tripes fermenté...

Les deux jeunes chercheurs du Nordic Food Lab sont là pour parler de la frontière entre le goût et le dégoût, un des nombreux thèmes abordés au symposium Mad de Copenhague, où se sont réunis pendant deux jours les chefs les plus avant-gardistes et importants du moment - Ferran Adrià, René Redzepi, Dan Barber, Fergus Henderson, etc. -, en plus de toutes sortes d'historiens, de sociologues, d'ethnologues, de pêcheurs, de fermiers...

«Mad» est le mot danois pour nourriture. Et ce symposium a été organisé pour sortir la nourriture de la cuisine, en faire un objet de réflexion publique beaucoup plus vaste qu'une question liée à la qualité de la sauce ou au moelleux d'un gâteau.

«Si un poisson est sur le point de disparaître, doit-on le cuisiner? Voilà le genre de questions que les chefs doivent se poser et sur lesquelles il faut s'éduquer», explique le chef danois René Redzepi, instigateur de l'événement.

Les thèmes de réflexion ratissent donc large. Par exemple, une conférencière du Zimbabwe est là pour parler des défis de la faim et des orphelins du sida dans son pays, ainsi que pour expliquer comment elle s'est sortie de la misère en se lançant dans la culture de champignons. Un pêcheur d'oursins écossais raconte comment il voit les effets des changements climatiques à des dizaines de mètres au fond des eaux glacées de la mer du Nord. Un journaliste scientifique danois rappelle que 60% des calories consommées sur Terre proviennent de quatre aliments seulement - blé, maïs, pomme de terre et riz. Un chef américain s'inquiète de l'appauvrissement des sols et de la façon dont ce phénomène modifie le goût des végétaux, en commençant par le blé dont on fait nos pains. Une équipe américaine lance aussi la question de l'équité: les restaurants devraient-ils avoir une obligation morale d'aider les banques alimentaires, en leur remettant une petite portion de leurs profits?

Des chercheurs danois sont également là pour nous démontrer que si nous voulons vraiment parler d'alimentation et de gastronomie en 2012, nous devons affronter nos réflexes devant toutes sortes de produits, notamment les insectes. Et pas seulement parce qu'il faut trouver comment nourrir la planète, mais aussi parce que certaines fourmis ont un goût de citronnelle.

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René Redzepi, qui a lancé ce projet, pilote l'équipe de Noma, restaurant de Copenhague, chef de file mondial en matière d'innovation. En se donnant comme mandat de ne cuisiner qu'avec les produits nordiques, Redzepi et son équipe ont en effet fait exploser les frontières entre ce qui est accepté comme comestible, surtout dans un restaurant, et ce qui ne l'est pas. On y sert des épines de conifères, des crevettes vivantes, des fleurs de toutes les tailles et de toutes les couleurs, du lichen... Certains clients ont même eu droit aux fourmis. «Mais on ne peut pas en avoir suffisamment pour en servir plus», précise Mark Emil Hermansen, anthropologue au Nordic Food Lab.

Cette volonté d'explorer ailleurs que dans nos garde-manger et nos frigos traditionnels est cruciale pour l'avenir, croit le journaliste scientifique danois Tor Nørretranders. En effet, selon lui, l'agriculture, notre choix de dresser la nature pour qu'elle nous nourrisse, est arrivée à une sorte de cul-de-sac. Les terres sont appauvries, l'industrialisation pose des défis à la santé, la population continue de croître. Il faut plutôt, dit-il, voir la planète comme un «gentil jardin» à apprivoiser, où «la nourriture est partout».

Il faut déconstruire la peur de la nature et arrêter de voir le supermarché comme une source de nourriture plus fiable que nos forêts. «On a toujours cru que la nature était méchante. Elle ne l'est pas. On vit dans un jardin qu'il faut explorer.»

Mais avant de découvrir ses secrets cachés, il faut arrêter de l'exploiter de façon destructrice. C'est le message qu'est venu rendre le chef et communicateur britannique Hugh Fearnley-Whittenstall, qui fait actuellement une campagne contre le gaspillage dans les pêcheries.

Lors d'un tournage sur un bateau de pêche, en Écosse, Fearnley-Whittenstall a été bouleversé de voir combien de poissons ramassés par les chalutiers sont rejetés à la mer, soit parce que les espèces ne sont pas couvertes par les quotas, soit parce que les poissons ne sont pas de taille assez «rentable». Il a estimé par la suite que tous ces poissons rejetés seraient suffisants «pour nourrir 2000 familles».

Il a donc lancé une bataille et une campagne, qui est maintenant devant les autorités européennes, à Bruxelles. «On ne peut pas, d'un côté, essayer de contrôler la pêche par des quotas et, de l'autre, rejeter tant de poissons à la mer. Cela n'est pas de la protection des stocks. Il faut que ça cesse!»