Anne Desjardins n'a jamais célébré la fête des Mères. Pas le temps. Quand on a un restaurant, le deuxième dimanche de mai est généralement l'un des plus occupés de l'année. Du genre que l'on termine sur les rotules, en ne rêvant que d'une chose: un bon lit douillet. Mince consolation: depuis quelques années, elle passe à tout le moins la journée avec son fils en cuisine. Au restaurant L'Eau à la bouche, dans les Laurentides, la relation mère-fils prend un sens résolument gourmand. Telle mère, tel fils, tels chefs!

Emmanuel Desjardins est tombé dans la cuisine comme Obélix dans la potion magique, lorsqu'il était gamin. Il n'avait que 5 ans quand sa mère Anne a décidé de troquer sa carrière de géographe pour ouvrir le restaurant gastronomique L'Eau à la bouche, à Sainte-Adèle, au-dessus duquel la famille a habité jusqu'à tout récemment. Enfant, il faisait ses devoirs sur le bord du comptoir avec, en toile de fond, le bruit des casseroles qui s'entrechoquent et les effluves du pain fraîchement sorti du four ou de son plat préféré, le veau au roquefort. Si bien des chefs avouent avoir été influencés par leur mère, rares sont ceux qui ont grandi dans les jupes d'une cuisinière aussi talentueuse.

Dans ces conditions, la voie d'Emmanuel semblait toute tracée. Pourtant, jusqu'à 25 ans, Emmanuel n'aura jamais démontré le moindre intérêt pour le métier. «J'ai connu l'envers de la médaille tout de suite, le fait que ni Noël, ni Pâques, ni la Saint-Valentin, ni aucune fête d'ailleurs, n'existent parce qu'il faut toujours travailler, explique-t-il. C'est un métier très, très exigeant.» Il aura fallu le regard extérieur d'un ami pour lui faire changer d'idée, à une époque où il voguait sans passion d'un boulot à l'autre. «C'est quoi ton problème? Ta mère est l'un des meilleurs chefs du Québec, tu as une chance unique, prends-la!»

Certes, mais être fils de chef ne suffit pas à le devenir. «Si tu veux venir dans ma cuisine, il va falloir que tu survives à la brigade de cuisiniers», lui a d'abord dit sa mère. «Peu importe que tu sois mon fils, pour le client, il faut que ça soit bien fait. Il faut que tu ailles faire tes classes.» Emmanuel Desjardins a donc commencé au bas de l'échelle - à la mise en place des assiettes, à la préparation des entrées froides, etc. - en étudiant à l'école hôtelière, avant d'être finalement intégré à la brigade. Ce n'est que six ans plus tard qu'il obtiendra son poste de sous-chef et deviendra le bras droit d'Anne.

Aujourd'hui, la complicité entre les deux est épatante, et ils donnent tout son sens à l'expression «cuisiner à quatre mains». Quand l'un a une idée, l'autre l'aide à la mettre en pratique. Ils testent, goûtent, critiquent et élaborent ensemble les nouvelles recettes du menu, qui change chaque saison en fonction des récoltes. Ils connaissent leurs forces et leurs faiblesses. Et même si Emmanuel dirige depuis l'automne dernier le service de restauration de l'Académie laurentienne, à Val-Morin, il continue d'épauler sa mère deux à trois soirs par semaine. «Il est plus doué que moi, meilleur en cuisine maintenant. Moi, j'ai appris sur le bord du comptoir. Lui, il est allé à l'école, il est plus rapide et plus efficace», dit Anne avec fierté

«Ma mère cuisine d'instinct, comme une artiste, moi, je me base sur les techniques», complète le fils. C'est ainsi que lorsqu'Anne a eu l'idée d'une crème brûlée au foie gras, c'est Emmanuel qui a surmonté le défi technique de sa réalisation sans moule.

Les deux cultivent la même philosophie - favoriser le meilleur du terroir québécois - qui a permis à Anne Desjardins de bâtir sa réputation de pionnière de l'évolution de la gastronomie québécoise au début des années 90. Elle a été l'une des premières, sinon la première, à mettre au menu de la caille, de la pintade ou du foie gras d'ici plutôt qu'importés de France. Les produits de saison et locaux ont toujours la vedette sur sa table. C'est pour cela qu'Anne a mis au menu de la fête des Mères des coeurs de fougère pour accompagner la truite. Les fraises du dessert sont cultivées en serre, certes, mais dans les Laurentides. Les baies d'argousiers sont congelées: «Il ne faut pas lever le nez sur de bons produits congelés avec le climat qu'on a au Québec. Il suffit de les apprêter en tenant compte qu'ils n'ont pas les mêmes propriétés que des frais», dit-elle.

Plus qu'un savoir-faire, «ma mère m'a appris à réinventer les produits d'une récolte à l'autre tout en gardant une certaine simplicité, note Emmanuel. Quand je fais des haricots, ce n'est pas l'assaisonnement qui doit primer, mais le goût du haricot!»

Mère ou patron?

Reste que les deux chefs ne sont pas toujours d'accord, loin de là! Emmanuel Desjardins vient à peine de déposer quelques feuilles d'hémérocalle dans une assiette que sa mère les enlève. «Tout ce que tu fais doit avoir une utilité. Si tu mets quelque chose dans l'assiette qui ne sert à rien, c'est de trop!» lui rappelle-t-elle. «Oui, mais là, il manque quelque chose», riposte le fils. Mets, remets, déplace, change d'assiette: le résultat final satisfera les deux toques, même si c'est encore Anne, la chef, qui aura eu le dernier mot. La délicate fleur de pensée qu'elle a placée est on ne peut plus locale (son jardin!), est jolie ET comestible. «Ce n'est pas dur de travailler avec sa mère, affirme Emmanuel, mais il faut faire la différence entre le moment où elle est ma mère et le moment où elle est chef.»

Anne, dont la mère n'aimait pas cuisiner - «Je suis chef parce que je suis gourmande et que j'aime faire plaisir aux autres» -, ne s'attendait pas à ce que l'un de ses deux fils suive ses traces. «Je voulais que mes enfants apprennent à bien travailler, en y consacrant toute leur intelligence. En faisant ça, on peut devenir un bon cuisinier, mais aussi devenir super bon dans tout ce que l'on aime.» Pas de doute: à 61 ans, avant d'être chef, Anne est encore avant tout une mère.

Photo André Pichette, La Presse

Mère et fils en cuisine