L'ancien no 2 du elBulli parcourt le Montréal espagnol gourmand à la recherche d'ingrédients.

Trois hommes parlant catalan inspectent les bouteilles d'olive des Douceurs du marché, au marché Atwater. Ils regardent les flacons contre la fenêtre pour observer la transparence des produits, et cherchent les noms des variétés d'olives utilisées...

La vendeuse leur demande si elle peut les aider, les regarde intriguée. Que font-ils? Que cherchent-ils? Ils n'ont pas l'air des clients habituels, surtout pas le plus grand d'entre eux, avec son manteau de cuir, et qui est visiblement le leader du groupe. Vont-ils finir par choisir?

Il est 10h, par un matin d'automne, et le grand chef Carles Abellan fait ses courses à Montréal. Invité au Canada par le groupe espagnol Campo Viejo dont il représente les vins, l'ancien no2 du elBulli, aujourd'hui propriétaire de trois grandes tables de Barcelone  Commerç24, Tapaç24 et Bravo , doit débusquer les ingrédients pour un repas à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec marquant l'arrivée à la SAQ du cru Crianza. Il lui faut de l'huile, des tomates, du fromage, du saucisson...

Le suivre, avec ses deux sous-chefs, Olivier Peña et Arnao Muño, est un itinéraire à travers le Montréal espagnol gourmand.

Aux Douceurs, il trouve bien des denrées non périssables importées directement de chez lui. Le sel de Majorque de la marque D'es Trenc, des olives «arbequinas» à grignoter de marque Estornell, de l'huile, évidemment. Pour goûter à cru  et pour servir avec la mousse au chocolat , les trois chefs s'entendent sur la Oli de Mas d'en Gil, une huile extraite là encore d'arbequinas par un producteur de vin du Priorat. «C'est bon, commente Abellan avec le froncement de sourcils typique des vétérans. Ils ont des choses pas mal ici.»

La petite équipe a l'air de bien apprécier les lieux. Les formes des courges les surprennent au point de mériter des photos. Les souvenirs des repas de la veille, chez Joe Beef et Schwartz, sont glorieux. «Les gens sont cool ici, commente Abellan. Et c'est moins américain que Toronto. En fait, c'est pas mal plus intéressant d'un point de vue gastronomique.»

Le marché Atwater les impressionne. L'ordre dans les étalages de fruits et légumes. La propreté. «Et c'est incroyable cette disponibilité des produits.»

Mais pour le fromage manchego, c'est à L'Española qu'il faut se rendre, sur le boulevard Saint-Laurent, tout juste au nord de l'avenue des Pins.

Connu à l'origine sous le nom de Librairie espagnole, ce commerce est aujourd'hui bien plus qu'un détaillant de livres dans la langue d'Almodovar. On y trouve notamment une vaste section épicerie et on peut y dénicher les outils de cuisine nécessaires pour préparer des mets typiquement espagnols, comme la paella par exemple. Aussi, de nombreux produits provenant d'Amérique latine garnissent les étalages.

En arrivant à l'épicerie-librairie, une première question en espagnol s'impose: «Avez-vous du salchichòn et du chorizo ibericos?» Deux saucissons typiques.

Le chef, discutant vivement avec les propriétaires qui nous font goûter toutes sortes de choses, finit aussi par trouver le manchego de 12 ans  un fromage de lait de brebis  qu'il cherche. Et des anchois dans l'huile d'olive. «Ça, c'est pour faire un plat traditionnel de Cordoba.»

Après de longs adieux, la caravane repart vers le marché Jean-Talon, que les chefs ont envie de visiter, mais aussi pour y trouver des tomates. Il faut qu'elles soient fermes, un peu comme les italiennes. Pas facile à dénicher vu le temps de l'année. «C'est pour préparer un amuse-bouche catalan typique», explique Abellan. La fameux «pan amb tomaquet», où on gratte une gousse d'ail sur un bout de pain avant d'y écraser une tomate, d'arroser le tout d'huile d'olive et d'y faire tomber une pincée de sel. Si la tomate est trop molle et juteuse, le tout vire à la gibelotte. «Il faut une sorte de tomate bien précise», dit le chef en mimant la forme avec ses mains.

On marche dans les allées, mais les Catalans sont choqués de voir que les détaillants  ce sont surtout des revendeurs  salent les tomates qu'ils font goûter. On finit par se réfugier à la fruiterie Chez Louis, où les chefs trouvent exactement les tomates qu'ils recherchent, petites et fermes, oblongues.

Reste maintenant à trouver le pain. «Allons retrouver Jeff», lance Abellan.

Jeff, c'est Jeff Finkelstein, dont le nom n'est pas espagnol du tout, mais qui a déjà travaillé avec Carles Abellan et avec Oriol Balaguer, grand pâtissier de Barcelone. Aujourd'hui installé à Montréal, fournisseur de restaurants uniquement  même s'il rêve d'ouvrir sa propre boulangerie , Finkelstein, dont on vous parlait récemment dans ces pages, est prêt à préparer le pain pour le pan amb tomaquet de son ami. «Je vois exactement ce que tu veux», lui explique-t-il dans un espagnol joliment coloré et en montrant un immense seau de levain dont la pâte originale  depuis entretenue et allongée et «nourrie»  a été rapportée de... Barcelone.