Jeune étudiant, Daniel Paquette a fait une rencontre qui a changé sa vie : Sophie, Spock, Merlin et Maya, quatre chimpanzés qu'il a élevés et qui sont restés attachés à lui - du moins les deux qui sont toujours vivants. Voici un dossier sur des « cousins » : les chimpanzés.

PAPA D'ENFANTS À QUATRE MAINS

Étudiant à l'Université de Montréal, Daniel Paquette a passé plusieurs nuits blanches. Des nuits consacrées à... élever des chimpanzés. En 1976, deux premiers bébés chimpanzés âgés d'à peine 2 semaines, Sophie et Spock, ont emménagé dans une maison mobile à l'arrière de ce qui est désormais le pavillon Marie-Victorin.

L'objectif de l'expérience, menée par le département de psychologie de l'Université de Montréal ? « Vérifier si les étapes du développement de l'intelligence mises en évidence chez les enfants par Jean Piaget sont les mêmes chez les chimpanzés », précise M. Paquette dans Ce que les chimpanzés m'ont appris, l'ouvrage qu'il a récemment publié aux Éditions MultiMondes.

Deux jeunes femmes avaient été engagées pour prendre soin des primates le jour, tandis que quelques étudiants, dont M. Paquette, se relayaient de 16 h 30 à 8 h 30, donnant des boires toutes les heures, puis toutes les deux heures, comme bien des parents. « Épuisé de faire le va-et-vient entre leur lit et le mien situé dans la pièce voisine, je me souviens d'avoir dormi avec Spock et Sophie couchés sur ma poitrine, n'ayant qu'à étirer un bras pour prendre le biberon », relate M. Paquette.

UNE RENCONTRE MARQUANTE

Pendant 15 ans, celui qui est aujourd'hui professeur à l'École de psychoéducation de l'Université de Montréal a étudié quatre chimpanzés et contribué à leur développement. Merlin et Maya (une femelle marquée par une séparation tardive d'avec sa mère, la faisant beaucoup crier et la rendant difficile à consoler) ont en effet rejoint Sophie et Spock l'année suivante. « Le but était de leur donner l'affection nécessaire de base afin qu'ils soient motivés à explorer leur environnement et qu'ils développent optimalement leur intelligence », explique M. Paquette.

Cette rencontre avec « notre plus proche cousin » a transformé la vie personnelle et professionnelle de M. Paquette. « Ce sont de bons souvenirs pour moi, des moments tendres, joyeux, dit-il en entrevue. Ç'a été une expérience unique. »

L'IMPORTANCE DE L'ATTACHEMENT

« Le véritable sujet de ce livre, son fil conducteur, c'est l'attachement », précise une recension de Ce que les chimpanzés m'ont appris parue dans l'Infolettre du Centre jeunesse de Montréal. Chez le chimpanzé comme chez l'enfant, l'attachement « se développe en bas âge à l'égard de la personne qui réconforte dans les moments de détresse », résume M. Paquette.

Ce lien avec les chimpanzés a notamment pu se créer alors qu'il leur donnait le bain, non sans avoir d'abord enfilé un maillot. Ça éclabousse, un primate qui se débat. « Imaginez votre enfant qui utilise quatre mains plutôt que deux pour vous résister! », illustre le primatologue. Les chimpanzés préféraient la suite : se faire sécher au séchoir électrique. « Ils se couchaient sur le ventre, puis se tournaient sur le dos, levaient un bras puis l'autre [...] afin de m'indiquer où orienter le séchoir », décrit M. Paquette.

L'étudiant a passé beaucoup de temps à se tirailler avec les chimpanzés et à les chatouiller, au point d'en venir à imiter certaines de leurs vocalisations (ils en émettent 34 de base, qui leur permettent d'exprimer des émotions comme la joie, la peur ou la menace). Il les nourrissait (notamment de Pablum), les sortait l'été et les filmait derrière des miroirs sans tain. « J'ai été à la fois une mère et un père pour eux, même si, en milieu naturel, les jeunes chimpanzés reçoivent peu d'attention de la part des mâles », note M. Paquette.

HIÉRARCHIE ENTRE CHIMPANZÉS ET ENTRE ENFANTS

Le chercheur a observé la hiérarchie de dominance qui s'est établie très vite entre les chimpanzés, déterminant qui aura prioritairement accès aux ressources. « Les enfants humains établissent aussi de telles hiérarchies à la garderie et au sein de la fratrie à domicile dès l'âge de 2 ans et peut-être même avant », souligne M. Paquette. On peut s'en désoler, « mais il faut penser que c'est un mécanisme qui permet de diminuer les agressions futures, explique le primatologue. Les animaux qui n'ont pas de hiérarchie de dominance, comme les rats, se battent chaque fois qu'ils veulent avoir accès à une ressource ».

En 1983, les quatre chimpanzés ont déménagé au zoo de Québec, où M. Paquette a suivi leur adolescence. Plusieurs changements ont alors eu lieu dans leur hiérarchie, la force des mâles leur permettant de renverser le leadership de Sophie la futée, avant que cette dernière reprenne la position alpha en s'alliant avec le mâle Spock. Le chercheur a démontré que les chimpanzés peuvent utiliser des outils par eux-mêmes, sans l'avoir appris de leurs pairs. Les comportements maternels, au contraire, sont appris « chez les chimpanzés comme chez les humains », souligne le primatologue.

RETRAITÉS À CARIGNAN

Expérimenter ainsi avec les chimpanzés n'est plus permis « parce qu'ils sont trop proches de nous », reconnaît M. Paquette. Lui-même dit avoir toujours eu le sentiment d'avoir abandonné ses protégés, après être revenu à Montréal en 1991. Heureusement, Spock et Maya, les deux chimpanzés toujours vivants, coulent désormais, à 38 ans, des jours paisibles à la Fondation Fauna, de Carignan. Cette propriété privée sert de retraite aux chimpanzés ayant été utilisés par les humains. « Je peux maintenant penser à eux sans sentiment de culpabilité », confie le primatologue.

PHOTO GILLES BERGERON, FOURNIE PAR DANIEL PAQUETTE

Le chimpanzé Spock et Daniel Paquette, qui l'a élevé, s'affrontent en menaces.

CE QUE LES CHIMPANZÉS RÉVÈLENT SUR NOUS

« Nous avons eu un ancêtre commun avec les chimpanzés, il y a environ 5,4 millions d'années », rappelle Daniel Paquette, biologiste, éthologue et primatologue à l'Université de Montréal. Pourtant, « la psychologie résiste encore aujourd'hui à admettre notre lien génétique avec les autres animaux et à accepter la part du singe en nous », estime le professeur. Étudier les primates lui a permis d'élaborer une nouvelle théorie sur l'attachement père-enfant chez l'humain : la relation d'activation. Il en a parlé à La Presse.

L'attachement père-enfant prend aujourd'hui une plus grande importance qu'avant, selon vous. Pourquoi ?

Depuis déjà plusieurs décennies, on s'attend à ce que les pères s'impliquent beaucoup auprès des enfants. Au début, ils s'y sentaient obligés, mais maintenant, je vois bien des pères qui sont contents de développer une relation avec leurs enfants, même très jeunes. Or, on a toujours étudié l'attachement mère-enfant. Maintenant, on ne peut plus l'éviter : il faut essayer de comprendre les mécanismes de l'attachement père-enfant.

Comment avez-vous élaboré votre théorie sur l'attachement père-enfant ?

J'ai fait une revue de la documentation sur la paternité. La conclusion, c'était que les mères en font plus que les pères dans toutes les dimensions (les soins, l'éducation, etc.), sauf dans les jeux physiques (batailles, chatouilles, etc.). Ça m'a rappelé les chimpanzés, qui font beaucoup de jeux de bataille. Puis, j'ai lu un auteur qui disait : il se peut que l'attachement de l'enfant au père se fasse par les jeux physiques. Ça m'a frappé : oui, c'est ça!

Pouvez-vous expliquer ?

La relation d'activation est le lien affectif qui se développe chez l'enfant à l'égard du parent qui fait de l'ouverture au monde avec lui, qui l'incite à prendre des risques dans son exploration de l'environnement. Notamment en faisant un jeu de bataille. Ou en grimpant dans une structure au parc. C'est une relation qui se développe plus souvent avec le père, qui invite son enfant à prendre des risques dans un contexte sécuritaire, parce qu'il est aussi là pour lui apprendre la prudence et les limites. C'est complémentaire à la relation d'attachement, soit le lien émotif de l'enfant pour l'adulte qui agit comme base de sécurité pour répondre à ses besoins (faim, soif, fatigue, peur, etc.).

Ces rôles peuvent-ils être inversés ?

Oui. Ma fille aînée vient d'avoir un enfant et j'ai l'impression qu'elle est plus dans l'activation. Alors que son chum est très enveloppant avec les enfants.

La psychologie résiste, selon vous, à accepter la part de singe en nous ?

Oui. On a eu tendance à étudier surtout ce qui est noble, ce qui nous différencie de l'animal : l'intelligence. On est moins fiers de dire que notre violence, on la tient d'un ancêtre commun avec le chimpanzé. Je pense qu'on ne connaît pas grand-chose sur la violence et le développement des émotions chez l'humain parce que 95 % des recherches ont porté sur la cognition. Avec tous les problèmes de violence sur la planète, on aurait intérêt à avoir de meilleures connaissances sur l'influence de nos ancêtres, pour intervenir.

L'humain a néanmoins un potentiel incroyable pour la coopération, sans laquelle notre espèce n'aurait pas survécu, selon vous ?

Ah oui! Comparativement aux chimpanzés, on a un potentiel incroyable pour la coopération. Quand un chimpanzé montre du doigt, c'est pour obtenir ce qu'il montre. C'est égoïste. Un enfant montre du doigt pour obtenir, mais aussi pour qu'on nomme la chose ou pour nous donner de l'information gratuite, nous montrer un objet qu'on cherche. L'enfant a une tendance naturelle à vouloir partager, qu'on devrait exploiter davantage.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Daniel Paquette

LES SINGES MÂLES PRÉFÈRENT LES BALLES AUX POUPÉES

Des chercheurs ont donné à des singes vervets des jouets considérés comme masculins (balle, auto de police), féminins (poupée, accessoire de cuisine) et neutres (livre, chien en peluche). « Ils ont observé que les mâles ont passé significativement plus de temps que les femelles avec les jouets dits masculins, alors que les femelles ont préféré les jouets dits féminins », rapporte Daniel Paquette dans Ce que les chimpanzés m'ont appris.

« Il est donc fort probable que les petits garçons et les petites filles soient prédisposés à réagir différemment à certains stimuli (couleurs, formes, sons, mouvements), bien avant de subir la socialisation différentielle et de connaître la fonction et l'importance de ces objets dans notre culture », précise-t-il.

Quand ses propres filles étaient petites, le professeur à l'Université de Montréal a fait bien attention de leur offrir des jouets traditionnellement destinés aux deux sexes. « Finalement, on s'est rendu compte que ce sont les enfants qui sélectionnent leurs jouets, observe-t-il en entrevue. Mes filles s'orientaient vers des jouets féminins, sans qu'on les incite à le faire. »

Mais n'est-ce pas la pression sociale qui pousse les fillettes à rêver d'une poupée Reine des neiges ou Monster High ? « Bien sûr, répond M. Paquette. Un comportement est toujours influencé à la fois par les prédispositions biologiques et par l'interaction avec l'environnement. »

Inconsciemment, les papas accentuent davantage les différences sexuelles des enfants que les mamans, indique le professeur. « Les pères observent ce que préfère l'enfant et poussent dans cette direction », estime-t-il. Leur garçon aime les camions ? « M'a lui en donner, tu vas voir! », se disent-ils. Leur fille s'entiche des poupées ? « M'a lui en acheter! » « Ils accentuent une différence qui, au début, est minime », souligne M. Paquette.