Comment reconnaît-on un vrai chef? Comment sait-on qu'un cuisinier a de la vision?

Lorsqu'on lui propose un demi-cochon, il sera ravi, explique Alexandre Aubin de Gaspor, une petite entreprise qui fait du porcelet de lait. Car en plus des coupes nobles qui se cuisinent toutes seules, il y a les épaules ou les fesses et toutes ces parties qui se laissent découvrir. Qu'il faut braiser longtemps, confire et assaisonner comme il le faut pour mettre en valeur la délicatesse de la viande.

C'est avec des gens comme cela que travaille Gaspor, qui a produit sa viande spécialement pour les goûts des vrais chefs. Qu'ils se trouvent à Montréal, à New York ou à Tokyo. Le porc de Gaspor est au menu de tables parmi les plus réputées de la planète.

Comment des fermiers de Saint-Canut dans les Laurentides ont-ils fait leur chemin jusqu'aux cuisines de Daniel Boulud, au coeur de Manhattan?

Cette étonnante histoire commence avec Marc Aubin, le père d'Alexandre, producteur de porcs depuis plus de 30 ans, sans relève apparente. Il y a une dizaine d'années, ni l'un ni l'autre de ses deux fils ne semblait vouloir se lancer dans l'élevage porcin traditionnel.

Arrive alors, presque par hasard, un couple de jeunes attirés par l'agriculture, Carl Rousseau et Isabelle Perron. Ils font équipe avec la famille Aubin et construisent une nouvelle porcherie de 740 truies. Tout se passe plutôt bien, mais l'entreprise veut croître. Et pour prendre de l'expansion, il faut faire autre chose, établir un nouveau créneau. C'est là qu'Alexandre s'intéresse au projet. «On avait entendu parler du cochon de lait, mais personne n'en faisait vraiment au Québec», dit-il.

La nouvelle équipe se lance. Quelques cochons, pour commencer. Normand Laprise du restaurant Toqué! entend parler de ce nouveau porcelet. Il rencontre les producteurs. La viande n'est pas tout à fait à son goût. Il aime cependant l'idée, malgré la mauvaise presse du porc, rarement considéré comme une viande noble.

Durant les neuf mois qui ont suivi la rencontre, les éleveurs ont travaillé pour produire une viande qui soit exactement au goût du chef Laprise. Ça été la clé de leur succès. «Les producteurs croient souvent qu'ils ont un produit parfait, explique Alexandre Aubin. Tu peux faire la meilleure confiture de fraises du monde, mais s'il y en a 400 pareilles déjà sur les tablettes, tu n'iras pas loin. Ton produit doit être adapté au marché.»

Viande à chefs

La spécificité de la viande de Gaspor vient de l'alimentation des animaux. Les petits cochons sont allaités trois semaines par leur mère. Les sept semaines suivantes, ils reçoivent du lait auquel on a ajouté minéraux et vitamines afin de s'assurer qu'ils ne soient pas en carence de nutriments. Le lait contient 22% de gras et est sucré, ce qui laisse dans l'air une odeur de pâtisserie peu commune dans les porcheries.

Et ils en boivent du lait, les petits: les producteurs dépensent une fortune en alimentation. Ce qui fait en sorte que le porcelet de Gaspor coûte de sept à huit fois le prix du porc régulier. Comme il n'est pas à la portée d'un bistro qui mise beaucoup sur les prix, l'équipe a vite dû garnir son carnet de commandes. En 2006, la bonne fée Normand Laprise donne un nouveau conseil-clé pour la croissance de Gaspor: aller voir ailleurs.

Alexandre Aubin et Carl Rousseau prennent la route du Sud, avec en main les noms et les adresses des meilleures tables de New York. Ils gardent leur style de campagne, question de crédibilité. «C'était important d'avoir l'air un peu farmer, explique Carl Rousseau. Si on était arrivés là en complet-cravate, ils se seraient méfiés.»

Ils ne se sont pas méfiés. Après avoir trouvé le resto de Daniel Boulud, au milieu de la Grosse Pomme, les deux Québécois se retrouvent dans les cuisines, en entrant par la porte de service et en baragouinant qu'ils viennent rencontrer le chef.

Complets ou salopettes, certains traits sont immanquables chez Alexandre Aubin et Carl Rousseau. Ce sont deux cowboys frondeurs, mais surtout, deux gars hypersensibles, brillants, qui n'ont pas peur du travail et qui ne laissent rien au hasard. Chez Gaspor, on ne tourne pas les coins ronds.

Le chef de Chez Boulud a été séduit. Il veut goûter ce«porc canadien».

Commence alors une belle valse de bureaucratie pour obtenir l'autorisation d'exporter la viande. Des mois de travail administratif avant que les deux collègues ne retournent aux États-Unis, avec cette fois une petite cargaison de porcelets. Ils ont refait la tournée des restaurants visités la première fois et en sont revenus avec une poignée de nouveaux clients. Comme à Montréal, les uns ont parlé aux autres et la viande de Gaspor est devenue reconnue dans le milieu de la haute gastronomie new-yorkaise. Le porc est aussi au menu de restaurants réputés de Toronto, de Calgary, de Vancouver. Il se trouve parfois en Californie, à Las Vegas et maintenant au Japon.

Dure récession

Malgré ce carnet de commandes jet-set, les producteurs québécois ne roulent pas sur l'or. En fait, ils roulent plutôt dans une petite camionnette blanche réfrigérée, dans les rues de Montréal. Faute de budget pour engager un livreur, Carl, Alexandre ou son frère, qui s'est rallié à Gaspor, font eux-mêmes la livraison dans les restaurants montréalais. C'est un mal pour un bien, disent-ils, puisqu'ils gardent un contact direct avec leurs clients qui sont aussi devenus des copains. Mais cela leur fait souvent des journées de travail qui s'étirent. Et avec la récession, l'équipe trime. Les commandes américaines ont chuté de moitié, du jour au lendemain, avec la baisse d'achalandage des grandes tables.

Pour se protéger des fluctuations de l'économie, critiques dans ce marché de créneau, l'équipe compte bâtir une salle de transformation tout près de la ferme, sur la terre de Saint-Canut. Il y aurait aussi un magasin où seraient vendus la viande et des produits transformés, comme des pâtés, et une table champêtre. Pour l'instant, le porc de la ferme se fait rare au détail. Alexandre et Carl sont au marché de Val-David tous les samedis d'été. Ils se sont fabriqué un énorme barbecue et font griller saucisses et burgers. Vendredi, le barbecue de Gaspor fait une rare apparition en ville, au restaurant DNA du Vieux-Montréal, pour une fête des produits locaux.