Au Québec, il n'y a pas de programme de surveillance systématique de l'alimentation dans les centres de soins et dans les hôpitaux. Un patient peut cesser de s'alimenter en toute discrétion... et dépérir, tranquillement, sur son lit d'hôpital.

«Ce n'est pas normal que des gens meurent de faim parce que leur bouche ne fonctionne pas bien», dit la nutritionniste, Thérèse Dufresne. Elle estime que des milliers de patients meurent chaque année au Québec parce qu'ils cessent de s'alimenter ou ne s'alimentent pas correctement. Le manque d'appétit n'y est pour rien. C'est la dysphagie qui est en cause: les patients ont de la difficulté à avaler et sont condamnés à manger «mou».

Mme Dufresne était à la tête du service de nutrition de l'hôpital des anciens combattants de Sainte-Anne-de-Bellevue lorsqu'elle a décidé de mettre au point une technologie qui permettrait de cuisiner des aliments mous, savoureux et aussi appétissants que les autres. Tout commence par la vue.

«Il faut donner envie aux gens de manger», croit-elle. Pour cela, son programme, appelé Épikura, a misé sur la simulation. Les petits pois sont aussi verts que tous les petits pois et presque aussi ronds... mais ils se pulvérisent au premier coup de fourchette! Les concepteurs d'Épikura ne sont pas des chefs, mais des scientifiques. Ils s'intéressent au mouvement de la langue dans la bouche lorsqu'il y a problème et cherchent à optimiser la texture des aliments pour en faciliter l'ingestion. «Ici, nous ne sommes plus dans l'art culinaire: nous sommes dans l'univers pharmaceutique», explique Mme Dufresne, aujourd'hui à la tête de Prophagia. Cette petite entreprise québécoise fait le plus étonnant «manger mou» qui soit.

Jambon à l'ananas, carré de chocolat, côtelette de porc, brocoli... tout est recréé et servi dans une assiette. Et non dans un verre.

«Le plaisir est l'élément principal à conserver pour une personne qui ne mange pas beaucoup ou qui ne mange pas du tout, dit la nutritionniste. Une pilule de vitamine C ne remplace pas une salade verte. Si une patiente adore les fruits et veut en manger 10 portions par jour, elle doit pouvoir le faire.»

Épikura fait une percée dans la vente de détail et commercialisera ses produits à compter du mois prochain (www.epikura.com). Pour l'instant, le groupe a une trentaine de centres de soins de longue durée dans son carnet de clients, mais seulement deux hôpitaux: le centre hospitalier universitaire de l'Université McGill et l'hôpital Pierre-Le Gardeur, dans Lanaudière.

Pourtant, les résultats spectaculaires. En 2000, l'École de diététique et de nutrition humaine de l'Université McGill a fait une étude clinique avec les produits Épikura. Tous les patients qui souffraient de dénutrition ont recommencé à manger et ont repris leur poids santé.

Scepticisme

Les directions des établissements voient toutefois la solution d'Épikura d'un oeil suspicieux.

Le programme n'est pas plus coûteux que le menu d'un patient qui s'alimente normalement -environ 8$ par jour pour les aliments, assure Mme Dufresne. «C'est certain que ça coûte plus cher que si on prend le quart d'une portion de viande, qu'on ajoute du bouillon et qu'on le met dans le mélangeur», souligne-t-elle.

Les directions d'hôpitaux qui croient économiser en nourrissant les patients avec des «milk-shakes» à la viande et autres purées à boire à la paille font un mauvais calcul, estime la nutritionniste. «Si un patient perd de l'autonomie parce qu'il ne s'alimente pas correctement, il va finalement coûter plus cher en soins. Cette personne-là aura besoin d'assistance pour aller aux toilettes - si elle y va. Alors qu'un patient qui mange va se lever, prendre sa marchette et aller seul aux toilettes.»

Or, dans les hôpitaux du Québec, l'alimentation n'est pas considérée comme un soin, mais comme un service de soutien... au même titre que les services de nettoyage.

«J'essaie de convaincre nos décideurs publics et nos décideurs d'établissements de l'importance de l'alimentation en tant que soin, dit-elle. En ce moment, environ 1000 personnes âgées sont nourries avec notre technologie. Avec la population vieillissante, nous en visons des millions!»