Parce qu'ils sont plus petits que leurs copains, moins dégourdis, peu bavards, et à la demande expresse de leurs parents, certains petits Québécois n'entreront pas à la maternelle à 5 ans, mais à 6. Portrait d'un phénomène embryonnaire qui ne fait pas l'unanimité: la dérogation tardive.

Il y a eu ces petits génies, plus précoces que la moyenne, que l'on a fait passer en maternelle à 4 ans. Avant d'avoir soufflé leurs cinq bougies le 30 septembre, comme le veut la loi. Voilà qu'à l'inverse, quelques bambins entreront plus tardivement, à 6 ans, histoire de profiter d'une année de plus pour mûrir.

Le phénomène est encore peu fréquent au Québec. L'an dernier, neuf élèves de la Commission scolaire de Montréal (CSDM) ont été admis en maternelle à 6 ans. À l'échelle du Québec, on a répertorié, en 2006, 111 cas (contre 639 dérogations précoces). Mais aux États-Unis, selon les estimations, on évalue entre 5 et 10% le nombre d'enfants admis ainsi tardivement chaque année.

Au Québec, s'il ne rentre pas à l'école, l'enfant restera à la maison, fréquentera une garderie privée, ou encore un Centre de la petite enfance, mais il devra payer le plein prix (entre 30 et 40$), les subventions ne s'adressant qu'aux enfants de moins de 5 ans le 30 septembre.

Pourquoi vouloir retarder l'entrée de son enfant à l'école? Les parents interrogés qui ont fait une telle requête ont un enfant né à quelques jours de la date butoir (le 30 septembre). En classe, l'enfant risque de se retrouver parmi les plus jeunes, et ils craignent qu'il ne soit désavantagé (socialement et intellectuellement).

C'est le cas de Charles et Antoine, deux jumeaux nés prématurément un 19 septembre, qui sont entrés en maternelle tardivement, leur mère, Julie Benoît, ne les jugeant «pas prêts». C'était il y a deux ans. «Les gens n'en revenaient pas. Ils me disaient: voyons donc, coupe le cordon, se souvient-elle encore. Même dans ma famille, tout le monde me disait: ils ne sont pas fous, ils sont normaux!»

Ses bambins auraient dû venir au monde au mois d'octobre. La nature en a voulu autrement, et ils sont nés trois semaines plut tôt. «Tout ça, c'est une histoire de dates, résume-t-elle. Je voulais repousser tout ça pour leur donner plus de chance.»

Les demandes de dérogations sont gérées par les commissions scolaires. À la CSDM, il n'est pas nécessaire de fournir d'avis d'expert (bilan psychologique ou autre) pour demander une telle dérogation. Le parent doit s'entendre avec son école. Et la plupart ne sont pas chaudes à l'idée. «L'école n'était pas contente, souligne Julie Benoît. Ils me disaient: laissez-leur une chance, au pire, ils redoubleront une année!»

Les professeurs interrogés affirment que ça n'est pas parce qu'un enfant est né en septembre ou en octobre qu'il va mieux s'intégrer au groupe. «Souvent, ce qui fait la différence, c'est ce qu'il a vécu avant, indique Marie Charbonneau, professeure de maternelle à Montréal-Nord. Un jeune de 5 ans qui a été à la garderie a été stimulé, va bien mieux se débrouiller qu'un enfant de 6 ans qui n'est jamais sorti du milieu familial.»

Et même s'il réussi un peu moins bien, est-ce que l'école «est une course contre la montre?», s'interroge Louise Garaud, professeure de maternelle pendant 11 ans. Une des dernières études sur la question conclut que les enfants les plus jeunes (d'un groupe donné) réussissent moins bien que les plus vieux. Kelly Bedard, professeure d'économie du travail à l'Université de Californie, à Santa Barbara, a épluché les résultats scolaires d'élèves provenant de 19 pays, comparant les résultats des plus jeunes aux plus vieux. Ses résultats étaient publiés l'an dernier dans le Quarterly Journal of Economics. «Dans tous les cas, les plus âgés réussissent mieux», résume-t-elle. Même arrivés en 4e année, les plus jeunes ont toujours une moyenne de 4 à 12 points de percentile inférieure à celle des plus vieux. Un retard qui se répercute jusqu'aux études post-secondaires: d'après les chiffres fournis par la Colombie-Britannique, les plus jeunes ont 10% de moins de chance de se retrouver à l'université.

Foutaise, rétorque Frederick Morrison, professeur de psychologie à l'Université du Michigan, qui a lui aussi étudié le phénomène de l'entrée tardive, fruit, selon lui, d'inquiétudes parentales sincères (et moins sincères, une minorité de parents cherchant simplement ici à faire de leur enfant un premier de classe). «Des points de percentile, est-ce que c'est significatif? Et quoi penser d'autres facteurs qui peuvent vraiment faire une différence?» dit-il, soulignant l'éducation et le revenu des parents, l'école choisie, l'environnement social, etc.

Tous les intervenants consultés se sont d'ailleurs dit profondément mal à l'aise avec le concept de l'entrée tardive d'un enfant à l'école. «Est-ce qu'on est en train de dire à l'enfant: t'es pas capable?» fait valoir la psychoéducatrice Anne-Marie Delisle. «L'école, c'est bien autre chose que les notes: c'est la socialisation, la négociation, et trouver sa place parmi ses pairs, renchérit Marc Pistorio, psychologue. Les bonnes notes, cela n'a rien à voir avec le bien-être de l'enfant, mais plutôt les exigences de performances du parent. Et à mon avis, c'est grave.»

RENTRERA, RENTRERA PAS?

Des parents d'enfants nés autour de la date fatidique du 30 septembre partagent leur réflexion. Joanne Pichon, mère de Louis-Antoine, 9 ans, né un 19 septembre. On lui a refusé une dérogation précoce.

«Louis-Antoine était suivi par un orthophoniste, il faisait encore de grosses siestes, aimait beaucoup jouer. (...) Il était aussi très petit, dans le 3e percentile pour la taille et le poids (...) On n'était pas pressé à ce qu'il aille à l'école. Mais ce genre de démarche est très rare. On nous a dit: dans le pire des cas, il va redoubler.»

Hubert Hayaud, père de Alice, 5 ans, née le 2 octobre. Il n'a pas demandé de dérogation précoce. «L'enfance, c'est suffisamment court comme ça. Alors on n'est pas obligé de les pousser à tout prix. De toute façon, il y aura toujours un plus grand et un plus petit dans une classe.»

Johanne Ouellet, mère de Philippe, 8 ans, né le 21 septembre. N'a pas demandé de dérogation.

«Il avait 4 ans quand il est entré en maternelle. Je voulais qu'il commence. C'était un petit gars mûr, au pire, s'il avait de la misère, on le ferait doubler une année plus tard. En première et en deuxième années, il a eu des difficultés. En troisième, ça s'est résorbé.»

Johanne Lenneville, mère de Max, 17 ans, né le 22 septembre. A obtenu une dérogation tardive.

«Il était très timide, manquait de confiance en lui, n'était pas grand et il avait de la difficulté à s'intégrer. Je me demandais si la différence d'âge y était pour quelque chose. (...) Je n'ai jamais regretté ma décision. L'année suivante au jardin d'enfants, il s'est fait plein d'amis qu'il a encore aujourd'hui.»