Je me rappelle quand les vins de Bordeaux, parmi tant d'autres, grands crus classés et vins plus modestes, ne dépassaient guère les 12,5 % d'alcool. Les simples vins de pays pouvaient afficher 10 % ou moins. Une époque où la consommation annuelle de vin en France était de 100 L par habitant: ce n'est pas avec des vins à 15 % qu'on aurait vu ça! Ou alors l'ouvrier qui buvait son demi-litre de rouge avec le repas du midi n'aurait plus été très productif en retournant au travail...

Aujourd'hui, certains vins de Bordeaux titrent 15 % d'alcool. Du jamais vu il y a 30 ans. Que s'est-il passé?

La fermentation alcoolique, si on l'explique de façon très simplifiée, est la conversion du sucre en alcool. Plus il y a de sucre dans les raisins, plus il y aura d'alcool dans le vin.

Un des soucis principaux du vigneron est d'obtenir des raisins suffisamment mûrs pour pouvoir élaborer un bon vin. Pendant des années, ce n'était pas si évident et quand on cherchait des vins de qualité, on nous conseillait de choisir ceux ayant le plus haut taux d'alcool. Mais il était alors question de choisir un vin à 12,5 % plutôt qu'à 11 %.

La qualité

Les vins faibles en alcool étaient en effet souvent de moins bonne qualité: ils provenaient d'une viticulture de volume avec des rendements élevés et des raisins moins sucrés. Ou encore de vignes cultivées dans des terroirs peu propices à la pleine maturation des raisins. Ou tout simplement d'une année difficile, avec des températures trop fraîches pour mûrir les raisins ou trop de pluie qui les faisait pourrir.

En général, et c'est encore vrai aujourd'hui, lorsqu'on privilégie le volume, c'est au détriment de la qualité. Les vins très faibles en alcool étaient plus minces, dilués, peu complexes. Il est donc vrai qu'un vin ayant plus d'alcool était en général de meilleure qualité.

Mais beaucoup de choses ont changé depuis. Les saisons de croissance sont plus longues et plus chaudes, ce qui donne des raisins plus sucrés. Des régions complètement marginales il y a 50 ans produisent aujourd'hui de bons vins. Au Québec, la période hors gel s'est allongée de près de 40 jours depuis les années 80. Le sud de l'Angleterre produit des vins mousseux de classe mondiale. À l'inverse, les régions très chaudes sont de moins en moins propices à la viticulture: les raisins y cuisent au soleil...

Les modes

Mais le climat est loin d'être le seul coupable. L'arrivée massive de nouveaux amateurs, avec des goûts et des modes de consommation différents, a aussi eu une grande influence.

Quelqu'un qui n'aime vraiment pas le profil des vins californiens, des vins très mûrs, très boisés et forts en alcool, a exprimé l'hypothèse que, parce que les Américains n'avaient pas de culture du vin, on le buvait plutôt lors d'événements sociaux, où il prenait la place du cocktail. Ça prenait donc un vin fruité et puissant pour remplacer le Manhattan! Une explication comme une autre, mais qui démontre l'importance de la culture et des traditions dans l'appréciation du vin.

Le rôle des critiques de vin américains, qui privilégiaient ces vins ultramûrs et puissants, a aussi été énorme. Leurs bonnes notes faisaient vendre, alors certains producteurs, appâtés par de nouveaux marchés, ont suivi le modèle.

La Chine

En Chine, où son appréciation est aussi très récente, le vin est rapidement devenu une façon d'affirmer son statut social. Les nantis achetaient de grands crus qu'ils affichaient fièrement sur la table pour montrer qu'ils en avaient les moyens. Mais comme ils n'appréciaient pas vraiment leur goût, ils les coupaient avec des boissons gazeuses pour les boire...

Mais peut-être encore plus que tout, les changements apportés à la viticulture ont joué un rôle énorme dans la hausse des taux d'alcool. On utilise aujourd'hui des modes de culture qui permettent des maturations beaucoup plus avancées. On a mis au point des clones plus productifs et résistants aux maladies.

Lors d'un voyage en Californie en 2012, j'ai été estomaquée par l'équilibre et la finesse de plusieurs grands vins de Napa des années 80 et 90, qui titraient tous autour de 12 ou 13 %. Lorsque j'ai demandé à Geneviève Janssens, oenologue chez Mondavi, si elle croyait que la production de tels vins était encore possible, elle m'a dit: «Il y a 30 ans, quand on se promenait dans les vignes, il y avait plein de feuilles jaunes et orange; c'était des virus. Aujourd'hui, on a tout nettoyé.» Les virus auraient contribué d'une certaine façon à réguler l'ensemble de la production des vignobles, surtout dans ces climats chauds où, si des conditions parfaites permettaient à tous les raisins de mûrir au maximum, on obtiendrait des vins lourds, déséquilibrés.

Bien sûr, les développements qui permettent aux vignerons de bien vivre de leurs récoltes, et aux consommateurs de boire de meilleurs vins, sont les bienvenus. Mais lorsque tout devient trop parfait, voire aseptisé, on perd aussi toutes ces petites nuances qui donnent au vin sa personnalité, distincte de celle des autres.

À force de rechercher la perfection, on a poussé un peu trop loin. Un taux d'alcool excessif dans un vin lui fait perdre son équilibre, mais il masque aussi son caractère. C'est une route vers l'homogénéisation.

Je me plais souvent à dire que la perfection est ennuyeuse; la beauté, dans le vin comme chez les gens, réside souvent dans les défauts.

Quatre vins à déguster

Parés Balta Calcari Penedès 2015, 19,85 $ (11377225) 12%

Très joli vin de cette excellente famille vigneronne de Catalogne, qui travaille toutes ses vignes en bio et veille à la biodiversité du domaine. De couleur pâle, avec un nez très minéral: il sent la pomme verte, le pamplemousse, mais aussi beaucoup la craie, la roche, avec quelques notes salines. Sec et très droit en bouche, avec beaucoup de fraîcheur et un certain grain, presque une impression de légers tanins. Un vin complet et ayant beaucoup de caractère à seulement 12%. À servir plutôt frais que froid, autour de 10°C. Il sera délicieux avec des poissons ou des fruits de mer frits ou cuisinés aux agrumes, ou encore des crevettes grillées.

Château Mourgues du Grès Galets Rouges Costières de Nîmes 2014, 18,90 $ (10259753) 14%

Comme à son habitude, un délicieux vin à base de syrah surtout, dont il a tout le parfum: mûres et framboises, avec des notes d'épices, de garrigue et une pointe florale. Un peu de grenache lui apporte la chaleur du Midi. La bouche est généreuse et gorgée de fruits, mais ne manque pas de fraîcheur, et se termine sur des tanins mûrs mais assez fermes pour donner de la structure au vin et donner envie de le servir à table sur des côtelettes d'agneau aux herbes de Provence, des saucisses et des légumes grillés ou une ratatouille.

Côtes du Rhône Halos de Jupiter 2014, 21 $ (11903619) 15%

Je n'étais pas très fan des vins de Philippe Cambie que je trouvais souvent trop lourds, trop mûrs, trop capiteux. C'est donc un peu à reculons que j'ai goûté cette cuvée. Quelle ne fut pas ma surprise! Le nez est en effet sucré, plein d'arômes de fruits très mûrs, de confiture de fraises et de framboises. La bouche est riche et voluptueuse, avec toutes les courbes du grenache bien mûr, mais ne manque pas de fraîcheur (peut-être les 15% de syrah) et, surtout, elle fait preuve d'équilibre, sans lourdeur ni chaleur excessive. Des notes d'anis et de garrigue lui apportent de la complexité et de très légers tanins, ronds et gourmands, complètent le tout. Sans aucun doute fait pour la table, où il saura accompagner des plats relevés comme un tajine ou un couscous.

Nicolas Perrin Crozes Hermitage 2014, 28,50 $ (12661826) 13%

Ici, la syrah brille seule, et dans tout son éclat. Des arômes de framboise, de mûre et de garrigue, avec une pointe de violette et de saucisson, s'entremêlent dans un nez très harmonieux - la syrah est parfois excessivement florale ou animale. La bouche est fraîche, moyennement corsée, avec juste ce qu'il faut de tanins, légèrement fermes. Une complexité certaine, un caractère franc et tonique et un équilibre d'ensemble irréprochable. Déjà savoureux, il se bonifiera certainement encore au moins quatre à six ans. À déguster avec un confit de canard, un magret aux mûres ou un boeuf braisé à l'anis.

Photo fournie par la SAQ

Côtes du Rhône Halos de Jupiter 2014, 21 $ (11903619) 15%