Jeunes trentenaires, ils travaillent en finance, en gestion ou dans les domaines scientifiques... et brassent à la maison des stouts impériaux, India pale ales et autres barvley wines. Du jus de chaussette, croyez-vous? Détrompez-vous, ils produisent des brassins comparables à ceux des meilleures microbrasseries. Portrait d'une tendance en pleine effervescence.

Il y a 10 ans, Marie-Julie Favé et Guillaume Gilbert assistaient au mariage d'un ami quand l'idée de faire leur propre bière a commencé à germer dans leur esprit. «Notre ami avait fait la nourriture et la bière lui-même. On s'est dit que ce n'était peut-être pas si compliqué que ça. J'aime la biologie, j'aime la bouffe, je me disais pourquoi pas?», se rappelle Marie-Julie Favé, qui complète actuellement son doctorat en biologie alors que son conjoint travaille comme physicien médical.

Pour Étienne Turcotte, consultant en transition de carrière, l'intérêt pour la bière maison s'est manifesté alors qu'il découvrait les bières des microbrasseries Boréale et Unibroue. Ses deux frères avaient tenté l'expérience et lui avaient légué leur équipement. «Ce n'était pas du tout pour économiser, confie Étienne Turcotte. Ça me fascinait de pouvoir brasser des boissons alcoolisées chez moi. J'étais impressionné de voir que dans ma chaudière, j'avais de l'alcool.»

Si quelques rares brasseurs fabriquent leur propre cervoise par souci d'économie - le coût d'une bière maison peut varier de 0,50$ à 1,50$ la bouteille -, la majorité le font par passion. Ou pour pouvoir boire des styles de bière qu'ils ne peuvent trouver en magasin. «On aime les bières sèches et il n'y en a pas beaucoup au Québec. C'est pour cela que l'on brasse des saisons (bières rafraîchissantes de type belge)», affirme le couple Favé-Gilbert.

S'équiper

Faut-il nécessairement posséder des équipements de brassage à la fine pointe de la technologie pour élaborer des ales et lagers? Absolument pas. Certains font des merveilles avec de vieux chaudrons, de simples chaudières, des glacières ou des fûts usagés. Un équipement de base peut coûter entre 250$ et 500$ tandis qu'un brasse-camarade - le nec plus ultra du brasseur amateur - se détaille à près de 12 000$.

Olivier Bergeron, agent spécialisé en produits fiduciaires, ne possède pas les équipements les plus sophistiqués, mais il a investi dans quelques gadgets qui l'aident dans son travail. «J'utilise le logiciel de brassage ProMash, dit-il. Pour moi, c'est un outil indispensable pour calculer l'amertume, la teneur en sucre, la température de l'eau et conserver mes recettes. J'ai aussi des thermomètres à infrarouge et à résistance variable, un pH-mètre, un réfractomètre. J'ai toujours aimé les gadgets.» Le nouveau papa, qui se réveille la nuit pour surveiller la fermentation de ses brassins, a aussi sacrifié un congélateur où il conserve ses houblons et un réfrigérateur qu'il a transformé en distributrice de bière en fût.

Et l'espace? Le brasseur maison doit-il disposer d'une vaste demeure pour pouvoir y caser tous ses équipements? Dans leur petit 4 et demi de Villeray, Marie-Julie Favé et Guillaume Gilbert avouent se sentir un peu à l'étroit. Le récipient où fermente la bière séjourne dans la garde-robe et le glouglou les empêche parfois de dormir. Leur balcon sert aussi à faire chauffer le moût et l'eau pour l'empâtage avec un brûleur à propane. Inutile de dire qu'ils piquent la curiosité du voisinage!

D'autres, comme Olivier Bergeron, ont parfois vécu de fâcheuses mésaventures par manque d'espace. «Dans une garde-robe, j'avais des caisses de bière empilées qui montaient jusqu'au plafond. Il y avait aussi les copies à corriger de ma blonde, qui est enseignante. Un jour, des bouteilles ont explosé et ont tout mouillé», raconte-t-il en riant.

Des brasseurs autodidactes

S'il existe quelques formations sur le brassage de la bière au Québec, la plupart des brasseurs maison ont appris par eux-mêmes. Ils ont lu quantité de livres sur le sujet ou appris les rudiments d'amis, pour le meilleur et le pire.

«J'ai fait toutes sortes d'expérimentations, certaines agréables, d'autres non, avoue Étienne Turcotte. Par contre, depuis que je brasse tout grain (certains travaillent avec les matières premières alors que d'autres se servent de concentrés), je n'ai jamais eu de bières infectées.» Même son de cloche pour Olivier Bergeron, qui a connu quelques problèmes à ses débuts - une mauvaise expérience avec un brassin qui avait moisi - au point où il a failli se décourager et reléguer le brassage aux oubliettes.

Les voyages ainsi que les dégustations sont d'autres moyens de parfaire ses connaissances et de trouver des sources d'inspiration. «Ce qui m'a poussé à brasser tout grain, c'est la Péché mortel de Dieu du ciel! que je souhaitais reproduire», confie Étienne Turcotte.

«Voyager est essentiel pour avoir une bonne culture brassicole», croit Olivier Bergeron, qui a un faible pour les États-Unis, où diversité et innovation épatent, ainsi que pour la République tchèque et la Bavière.

De la passion à la carrière

C'est un fait établi: les microbrasseries poussent comme des champignons au Québec. On en comptait moins de 50 en 2006, leur nombre a maintenant doublé. Et la tendance s'accélère.

Détail intéressant, les brasseurs qui officient dans ces brasseries ont pour la plupart commencé en créant de petits brassins dans le confort de leur demeure.

«André du Trou du diable, Nicolas de Bedondaine et Bedons Ronds, Isaël du Cheval blanc, les gars de La succursale et de L'espace public et plusieurs autres ont tous été mes clients par le passé», affirme Stéphane Laroche, propriétaire de La Chope à Barrock, une petite boutique du Plateau Mont-Royal qui vend les matières premières et un peu d'équipement.

Le sympathique propriétaire, qui prodigue souvent des conseils à sa clientèle, observe depuis quelques années un réel engouement pour le brassage maison. Ceux qui le pratiquent sont en mesure de préparer d'excellentes bières puisqu'ils ont accès aux mêmes matières premières (malt, houblon, levures) que les grandes brasseries, ce qui n'est pas le cas pour le vin.

Certains brasseurs amateurs veulent se lancer en affaires. C'est le rêve d'Étienne Turcotte, qui souhaite fonder sa propre brasserie à long terme. Son nom est déjà trouvé: Black Barn Brewery. Et il s'amuse même à confectionner des étiquettes qu'il appose sur ses bouteilles.

Pour aider ces entrepreneurs en devenir, le consultant Michel Gauthier propose une formation très pointue axée sur le démarrage d'une microbrasserie ou d'un bistrot-brasserie. «Je crois énormément à l'industrie de la bière au Québec, raconte celui qui a formé de nombreux brasseurs. C'est un essor incroyable pour la province. Je peux vous dire qu'en 2013, nous avons une vingtaine de nouveaux projets qui sont en développement. Dans quelques années, chaque petit village aura sa brasserie.»