Même si rien n'y paraît encore à la Société des alcools, les microdistilleries poussent comme des champignons ces jours-ci au Québec. Dans la dernière année, une dizaine de permis ont été délivrés. Autant d'entreprises qui devront trouver des débouchés pour leurs spiritueux artisanaux. Un véritable pari puisque les lois tardent à changer.

Malgré les difficultés et le potentiel manque de débouchés, des passionnés ont décidé de se lancer dans l'aventure de la distillation au Québec. Tandis que de (très) nombreux intéressés attendent l'assouplissement des lois, surtout celle qui les empêche de vendre directement à la propriété, les distilleries Cirka, 1769, du St-Laurent, Mariana, Fils du Roy et Sivo, par exemple, ont choisi de foncer, dans l'espoir de forcer un peu la main au gouvernement.

Les acteurs du milieu de l'alcool en général - brasseurs, vignerons, barmen, cultivateurs, dégustateurs, chroniqueurs et microdistillateurs, bien sûr - croient que le Québec aurait tout à gagner à renouer avec la distillation, et vite! Parce que c'est à la mode? Sûrement un peu, mais aussi parce que la Belle Province a des céréales, des fruits, des plantes et des épices nordiques à revendre.

Y a-t-il meilleure manière de donner une valeur ajoutée à toutes ces matières premières qu'en les transformant en délicieux gin, whisky ou eau-de-vie?

«Le raisin, à Cognac, quand il se retrouve dans une bouteille qui se vend 100$, il a une sacrée valeur ajoutée, non?», lance Stéphan Ruffo, cofondateur de la microdistillerie Les Subversifs, l'une des premières et des plus artisanales du Québec actuel.

Photo fournie par Cirka

JoAnne Gaudreau, vice-présidente de la microdistillerie Cirka Marketing, Paul Cirka, maître distillateur et John Frare, directeur des opérations. 

«De plus, la distillation est naturelle pour les pays nordiques», ajoute le «subversif».

«L'idée de développer une industrie de microdistillation avec des produits uniques est vraiment intéressante, indique Jean-François Pilon, cofondateur et président du club Whisky Montréal. C'est une autre façon de faire briller nos produits. Les gens aiment acheter local, ils aiment acheter des produits qui ont une histoire à laquelle ils peuvent se rattacher.»

Le nerf de la guerre 

Le Québec est aujourd'hui reconnu comme un paradis des microbrasseries. Celles-ci sont particulièrement bien placées pour se lancer dans la distillation - après tout, le whisky, c'est de la «bière» distillée. Plusieurs d'entre elles n'attendent qu'une petite chose avant de se lancer. C'est cette «petite chose», en fait, qui retient bien des gens à qui nous avons parlé et qui ralentit la croissance de l'industrie. On parle du droit de vendre directement à la distillerie et, par la même occasion, celui de pouvoir faire déguster les produits sur place à d'éventuels visiteurs.

La Loi sur la Société des alcools du Québec permet désormais aux vignerons et cidriculteurs de vendre à la propriété, mais les distilleries ne bénéficient pas encore de cette permission.

Le projet de loi 395, qui devrait réapparaître sous peu avec un nouvel intitulé, pourrait changer la donne. Présenté à l'Assemblée nationale en 2013 par le député Stéphane Billette, le projet devait modifier la Loi sur les permis d'alcool ainsi que la Loi sur la SAQ. Il n'a jamais été déposé ni entériné officiellement, mais on nous assure qu'une nouvelle version, déposée cette fois par le ministère des Finances, devrait voir le jour sous peu.

Il y a deux semaines, Guillaume Caudron, porte-parole du ministère des Finances, affirmait qu'il y avait une bonne collaboration entre tous les ministères concernés et que le gouvernement avait tout à fait l'intention de favoriser l'essor de l'industrie.

Il faut savoir que le dossier de l'alcool concerne beaucoup de gens au gouvernement: ministère des Finances, ministère de l'Agriculture, ministère de la Santé et de la Sécurité publiques, Régie des alcools et des jeux, Douanes et accise, SAQ.

«Nous souhaitons davantage soutenir l'industrie de l'alcool artisanal, ce qui comprend les activités des microdistilleries, assure M. Caudron. Nous sommes conscients du fait que la réglementation doit évoluer et être assouplie.»

La plupart des distillateurs déjà établis au Québec restent un peu inquiets, toutefois, puisqu'ils n'ont pas été consultés dans le processus d'élaboration du nouveau projet de loi.

Une marée de vodkas et de gins? 

Dans le modèle actuel, avec la SAQ comme seul client, comment les microdistilleries arriveraient-elles à survivre? Toutes les distilleries débutantes commercialisent d'abord de la vodka et du gin, puisque ce sont des spiritueux non vieillis, qui peuvent être vendus dès leur sortie de l'alambic, contrairement au whisky, par exemple, qui doit obligatoirement passer trois ans en fûts pour porter l'appellation. Si les lois sont assouplies, allons-nous nous noyer dans la vodka et le gin?

«Au Québec, on a une histoire avec le gin. Ce n'est pas pour rien que De Kuyper [célèbre distillateur néerlandais] était venu s'installer à Montréal, rappelle Jean-François Pilon. Mais les nouveaux distillateurs ont compris qu'il ne fallait pas faire un autre gin classique.»

Photo François Roy, La Presse

Maureen David et Andrew Mirkus dans la microdistillerie 1769, à Montréal. 

On pourrait ajouter que la Distillerie du St-Laurent doit faire macérer des algues dans son gin, qui devrait circuler dans les restaurants, en commande privée, à partir du mois d'octobre.

À la SAQ, on attend de voir comment l'industrie va se développer au Québec avant de décider ce qu'on fera de cette marée de nouveaux spiritueux. «Pour l'instant, on demande aux fournisseurs de soumettre leurs produits aux appels d'offres que nous faisons dans chaque catégorie qui les concerne - gin, vodka, etc. -, explique Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ. Pour l'avenir, ce sera important que les distilleries proposent des produits qui se distinguent. Mais on ne pourra pas ajouter de l'espace tablette à l'infini!»

Bref, la permission de vendre à la propriété, c'est vraiment la clé, selon les microdistillateurs. Il faut savoir qu'à peu près partout ailleurs en Amérique du Nord, que ce soit aux États-Unis, en Colombie-Britannique et même chez notre voisin immédiat, l'Ontario, les distilleries artisanales ont le droit de vendre à la propriété, et même sur l'internet.

Précieuses bouteilles 

Michel Jodoin, premier microdistillateur du Québec, est assis sur une petite mine d'or. Le cidriculteur distille depuis 1999. Au cours des 16 dernières années, il a mis son eau-de-vie de pomme à vieillir, si bien qu'il se retrouve aujourd'hui avec une bonne quantité de brandy de pomme d'âges divers. «Le 8 ans, le 10 ans et le 13 ans sont embouteillés, puis j'en ai du plus vieux qui vieillit encore», dévoile M. Jodoin.

Le jour où le gouvernement permettra la vente de spiritueux directement à la propriété, personne ne sera plus heureux ni mieux préparé que lui!

Pendant ce temps, en Ontario... 

La Toronto Distillery poursuit la LCBO (équivalent ontarien de la SAQ) parce que celle-ci les oblige à vendre leur produit au même prix à la propriété que sur les tablettes du monopole. La LCBO exige en effet la même majoration sur un produit vendu directement à la distillerie. Sur une bouteille d'Organic Beet Spirit (39,50$ pour 375 ml) vendu à la propriété, par exemple, la LCBO reçoit 18,14$, sans avoir levé le petit doigt. La Toronto Distillery réclame que l'Ontario fasse voter une vraie taxe sur les spiritueux qui tiendrait compte de la réalité des distilleries artisanales, comme elle l'a fait pour les microbrasseries et les vignobles.

Dates de fondation des microdistilleries existantes

• Michel Jodoin, à Rougemont (1999)

• Domaine Pinnacle, à Cowansville (2010)

• Les Subversifs, à Saint-Alexandre (2011)

• Les Vergers Lafrance, à Saint-Joseph-du-Lac (2014)

• La face cachée de la pomme, à Hemmingford (2014)

• Wolfelsberger (eaux-de-vie en exportation seulement), à Montréal (2015)

• 1769 (gin à la SAQ en octobre), à Montréal (2015)

• Cirka (vodka et gin à venir), à Montréal (2015)

• Fils du Roy (gin Thuya à la SAQ), à Rivière-du-Loup (2015)

• La distillerie du St-Laurent (gin en importation privée dans les restaurants à compter d'octobre), à Rimouski (2015)

• La distillerie Mariana (gin et vodka à venir), à Louiseville (2015)

• Maison Sivo (esprit de whisky à la SAQ sous peu), à Franklin (2015)



À surveiller aussi


• L'Absintherie des Cantons, Shefford (2015 ou 2016)

• Oshlag, Montréal (2016)

Les revendications

Les microdistilleries réclament des changements à la loi pour permettre leur plein essor. Voici un aperçu de leurs revendications.

Un meilleur étiquetage

«Dire ce qu'on fait, faire ce qu'on dit.» Voilà ce que préconisent les adeptes de la transparence en matière d'étiquetage que sont, notamment, Les Subversifs et Cirka. Il y a une distinction à faire entre un produit distillé sur place et un produit tout simplement assemblé. Certaines vodkas sur le marché actuellement sont un simple assemblage d'alcool de grain neutre industriel et d'eau. D'autres liqueurs sont faites à partir d'alcool de grain neutre aromatisé avec des essences. «Il n'y a pas de mal à ça, croit le Subversif Stéphan Ruffo, mais il faut le dire et arrêter d'induire le client en erreur.»

Une définition de la «microdistillation» 

Mais la reconnaissance passe par la définition. Malheureusement, les cinq membres actuels de l'Association des microdistilleries du Québec n'arrivent pas à s'entendre. Les microdistilleries devraient-elles produire tous leurs spiritueux ou une bonne partie à partir de la matière première? Cette matière première devrait-elle provenir du Québec? On sait que tout le gin fait au Québec, voire en Amérique du Nord, part d'un alcool de grain neutre industriel. Les distilleries québécoises l'achètent chez Greenfield, en Ontario. Cirka sera la première distillerie à produire elle-même toutes ses bases. La loi actuelle permet de posséder un permis de distillateur sans même faire passer son produit dans un alambic; il sera difficile de réconcilier tout le monde autour d'une définition de la microdistillation.

La vente à la propriété 

Le droit des distillateurs de vendre directement à la propriété ferait, pour eux, toute la différence. Il permettrait aux distilleries dont les produits ne sont pas retenus par la SAQ de pouvoir quand même les offrir aux Québécois. «On aimerait pouvoir vendre à la propriété et avoir les mêmes droits que les vignerons et les cidriculteurs, soit de vendre dans des foires agroalimentaires et directement aux bars et restaurants», indique Charles Crawford, président du Domaine Pinnacle et président-fondateur de l'Association des microdistilleries du Québec. Idéalement, les distilleries redonneraient aussi au gouvernement fédéral le droit d'accise sur l'alcool et la TPS, puis la TVQ au provincial, mais n'auraient pas à payer l'énorme marge que prend la SAQ.

Création d'un permis de microdistillateur 

Au Québec, il n'existe qu'un seul type de permis de distillateur. Une microdistillerie à petit volume comme Cirka, qui compte fabriquer des petits lots de spiritueux de la manière la plus artisanale qui soit, en partant toujours de la matière première, et les géants Diageo et Sazerac, dont la production se calcule en millions de litres, possèdent le même permis de fabricant industriel. En Ontario, il n'existe également qu'un seul permis, mais la LCBO (équivalent de la SAQ) «reconnaît» les Craft Distillers et limite leur production à 50 000 litres de spiritueux prêt à boire. La Nouvelle-Écosse permet jusqu'à 75 000 litres. Cela dit, il y a plusieurs autres éléments à considérer - provenance des ingrédients, pourcentage de matière fermentée puis distillée sur place, etc. - dans l'élaboration d'un permis artisanal.

La dégustation et les visites 

À la distillerie Cirka, qui devrait lancer ses premiers produits cet automne, on mise beaucoup sur l'accueil de visiteurs. «Si les gens ne peuvent pas goûter et acheter nos produits sur place, on va perdre une belle occasion de faire de l'éducation... et des ventes!», lance JoAnne Gaudreau, l'une des trois propriétaires de la distillerie, avec Paul Cirka et John Frare. Les installations de Cirka à Montréal sont grandioses, avec un magnifique alambic à colonne de 24 pieds. Il serait dommage que le public ne puisse en profiter. Et que dire du «spiritourisme», pour reprendre l'expression de Sébastien Roy, de la distillerie Fils du Roy. En Écosse, les distilleries dépensent des millions pour bâtir des centres de visiteurs. Et le Bourbon Trail, au Kentucky, attire des centaines de milliers de «spiritouristes».

Une bouteille de spiritueux local décortiquée

Payante, la microdistillation? Pas si sûr. Pour mieux comprendre le profit assez mince que peut faire un distillateur artisanal qui utilise des produits de qualité, nous avons pris l'exemple qui se trouve dans le rapport annuel de la SAQ (en date de mars 2015).

Dans cet exemple, le fournisseur reçoit 3,80$ pour un produit vendu 23,30$ sur les tablettes du monopole d'État.

Voici d'abord les «ingrédients» nécessaires pour produire une bouteille de spiritueux vendue pour 3,80$ à la SAQ: 

- la matière première (alcool de grains neutres, plantes et épices, etc.)

- la distillation (main-d'oeuvre, équipement, énergie)

- l'embouteillage (équipement, main-d'oeuvre, bouteille, étiquette, bouchon, couvre-bouchon, boîte de carton pour livraison)

- frais d'amortissement global

Et maintenant, comment arrive-t-on aux 23,30$, prix de vente final de la bouteille prise en exemple dans le calcul du rapport annuel de la SAQ?

- Droits d'accise versés au gouvernement du Canada: 3,51$ (15,1% du prix final)

- Taxe de vente provinciale (TVQ): 2,02$ (8,7%)

- Taxe spécifique versée au gouvernement du Québec: 1,05$ (4,5%)

- Taxe fédérale sur les produits et services (TPS): 1,01$ (4,3%)

- Majoration de la SAQ (frais de vente et mise en marché, distribution et administration): 11,91$ (51,1%)